L'élection d'Evo Morales - un dirigeant syndical d'origine aymara - à la présidence de la Bolivie a provoqué un véritable séisme politique. À la veille de son investiture, des représentants des organisations indigènes et sociales venus de toute l'Amérique, du Canada à l'Argentine, ont convergé vers La Paz. Plus de 1 200 journalistes du monde entier ont assisté à la cérémonie et, pendant environ un mois, les noms d'Evo et de la Bolivie ont fait la « une » des journaux. Pourquoi une telle émotion ? D'abord, parce que c'est la première fois dans l'histoire de la région qu'un indigène accède à la présidence. Il y avait eu jadis, au Mexique, le précédent de Benito Juarez. Plus près de nous, il y eut celui d'Alejandro Toledo au Pérou. Mais la différence, c'est qu'Evo Morales est directement issu d'un mouvement indien et qu'il a été élu, précisément, en tant que militant de ce mouvement. Il ne s'agit pas d'un professionnel de la politique qui aurait repris à son compte des revendications indigènes par opportunisme.
C'est aussi la première fois qu'un candidat est élu à la majorité absolue, au suffrage universel, dès le premier tour (53,7 % des voix). Généralement, aucun candidat n'atteint la barre des 50 % et un second tour est organisé au sein du Parlement. Ce mode de scrutin au suffrage indirect, qui incite certains députés à négocier leurs voix au terme de marchandages pour le moins opaques, avait provoqué, jusque-là, une montée en flèche de l'abstention. Cette fois-ci, les électeurs ont retrouvé le chemin des urnes. Selon certains analystes, c'est la légitimité de la candidature de Morales et du MAS qui a rendu possible cette rencontre entre les citoyens et les élections.
Avant de créer le Mouvement vers le socialisme (MAS) en 1995, Evo Morales Ayma, 46 ans, s'était rendu célèbre par son action à la tête du syndicat des « cocaleros », les cultivateurs de feuille de coca. En 1997, il est élu député de Cochabamba. Accusé de complicité dans une affaire d'assassinat de deux policiers (il sera finalement innocenté), il est exclu du Parlement en janvier 2002, avant de retrouver son siège quelques mois plus tard. Cette année-là, il se présente à l'élection présidentielle sous les couleurs du MAS et arrive en deuxième position avec près de 21 % des voix.
Associant travail parlementaire et lutte sur le terrain, il parvient à former un front social suffisamment solide pour le porter à la présidence le 18 décembre 2005. Evo Morales accède au pouvoir dans un contexte délicat : les mouvements sociaux, qui se mobilisent depuis des années contre le modèle ultra-libéral, attendent beaucoup de lui. Certaines organisations syndicales lui reprochent même des prises de position jugées trop modérées. Mais Morales devra, en même temps, composer avec la classe dirigeante bolivienne et les institutions internationales (FMI, Banque mondiale, BID, OEA). Il devra aussi jouer serré avec les États-Unis auxquels l'oppose un lourd contentieux : en tant que leader des cocaleros, il a longtemps été considéré par Washington comme un narcotrafiquant et un terroriste - une réputation qui lui a valu quelques ennuis dans le cadre de la lutte anti-drogue. Officiellement, les États-Unis soutiennent le nouveau gouvernement, ce qui ne les empêche pas de multiplier les menaces voilées et les vexations subtiles. On pense, en particulier, à la décision de retirer son visa à la sénatrice Leonilda Zurita, productrice de feuille de coca, très proche de Morales (1).
Pour l'heure, en tout cas, la popularité du président ne faiblit pas. Ses premières mesures (la réduction des salaires des ministres et du chef de l'État, l'appel à une Assemblée constituante, le lancement d'une vaste campagne d'alphabétisation, l'annonce d'une hausse de 50 % du salaire minimum) ont été très bien accueillies. Quant à ses relations avec les pays de la région, elles sont au beau fixe. Outre ses alliés de longue date, comme Castro, Chavez ou Lula, Evo Morales peut aussi compter sur le Chili de Michelle Bachelet avec lequel il s'efforce de renouer des relations diplomatiques interrompues depuis 1978.
Nous nous réjouissons que le président Morales ait choisi Politique Internationale pour y faire paraître la première interview de fond de son mandat.
Sergio Caceres - D'Orinoca, votre village natal, au palais présidentiel, que de chemin parcouru ! À quoi ressemblait votre village quand vous étiez petit garçon ? A-t-il changé depuis ?
Evo Morales - Le seul changement, c'est qu'aujourd'hui tout le monde parle d'Orinoca ! Je ne dirais pas que le lieu est triste, car la fierté des gens l'empêche de l'être ; et, malgré des conditions de vie très dures, l'espoir ne meurt pas. Il y a dix ans, personne ne me posait de questions sur mon village. Les gens ne savaient même pas qu'il existait. Depuis quelques mois, il est envahi par des hordes de journalistes et de curieux qui veulent fouiller dans mon passé. J'aurai au moins contribué à faire connaître cet endroit et c'est un peu grâce à moi que les touristes viennent y dépenser leurs dollars !
S. C. - Quels souvenirs d'enfance vous reste-t-il ?
E. M. - Ce serait trop long à raconter ! Je viens d'une famille très pauvre. À cause de la misère, quatre de mes frères sont morts prématurément, et nous avons souvent dû déménager pour trouver de meilleures conditions de vie. Il m'est arrivé plusieurs fois de dormir à la belle étoile. Quand je regarde autour de moi, quand je vois tout ce luxe, je me dis que vraiment les choses ont bien changé ! Il y a un souvenir qui me hante et que je raconte souvent pour qu'on comprenne bien d'où je viens : c'est ce jour fatidique de 1971 où Hugo Banzer s'est emparé du pouvoir par un coup d'État. Nous nous dirigions vers Cochabamba, à pied, en guidant nos lamas, lorsque nous avons appris la nouvelle par la radio. De ce voyage, je me rappelle aussi les grands autocars qui circulaient sur la route, remplis de gens qui jetaient leurs épluchures d'orange et de banane par la fenêtre. Mes frères et moi les ramassions pour les manger. C'était pour nous un véritable festin ! Un de mes plus grands rêves, c'était de monter un jour dans un de ces splendides autocars.
S. C. - Rêviez-vous alors de devenir président de la Bolivie ?
E. M. - J'ai encore du mal à y croire aujourd'hui ; alors vous imaginez à l'époque ! Mais il est vrai que j'ai toujours aimé organiser des choses, motiver mes camarades pour aller de l'avant, et je suppose que j'avais aussi un certain sens de la patrie. La première année où je suis allé à l'école, le maître nous a demandé de dessiner un âne. Moi, je l'ai colorié en rouge, jaune et vert, les couleurs du drapeau national. C'est devenu la blague de l'année ! Quand j'avais treize ou quatorze ans, j'ai fondé une équipe de foot dans ma communauté. On participait à tous les championnats. Je faisais office à la fois de capitaine, de manager et d'arbitre. Je me souviens que, pour que l'équipe survive, je devais tondre des lamas et des moutons : avec la vente de la laine …
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