Depuis son entrée en fonctions, le directeur de l'AIEA a toujours déconseillé l'utilisation de la force, qu'il juge contre-productive. Ses positions modérées vis-à-vis de l'Irak, puis de l'Iran, lui ont valu les foudres de l'administration américaine. Celle-ci a même tenté de s'opposer à ce qu'il brigue un troisième mandat en novembre 2005. En février 2003, au plus fort de la crise irakienne, El Baradeï s'est, en effet, ouvertement opposé aux États-Unis. Il a vivement critiqué la décision de lancer une intervention militaire alors qu'aucun élément ne prouvait, selon lui, l'existence d'armes de destruction massive dans l'Irak de Saddam Hussein.
Après l'Irak, sans avoir eu le temps de souffler, l'AIEA a dû affronter la crise iranienne. Téhéran est depuis longtemps suspecté de vouloir se doter clandestinement de l'arme suprême. L'agence s'est d'abord employée à désamorcer les tensions en maintenant le contact avec le régime des mollahs et en soutenant l'option de la négociation (qui était celle choisie par l'Union européenne). Sans succès. L'Iran du président Ahmadinejad est aujourd'hui devenu le problème numéro un de l'AIEA et de son directeur. Le refus de Téhéran de se plier aux exigences de l'agence et d'accepter la solution de compromis proposée par Moscou a contraint le Conseil des gouverneurs à transmettre, en mars de cette année, le dossier au Conseil de sécurité de l'ONU à New York. Une nouvelle étape qui ouvre la voie à une action des Nations unies contre l'Iran.
Cet entretien avec Mohammed El Baradeï, qui n'accorde d'interviews qu'au compte-gouttes, a été réalisé au plus fort de la crise iranienne...
Isabelle Lasserre - Quels sont, selon vous, les plus grands dangers actuels en matière de prolifération nucléaire ?
Mohammed El Baradeï - La plus grande menace provient de l'absence d'un système de sécurité collective efficace. Tous les problèmes découlent de là. Les Nations unies laissent aux organisations régionales le soin de maintenir ou de restaurer la paix et la sécurité. Or ce principe est inopérant, on a pu le constater à plusieurs reprises... Quant au Conseil de sécurité, c'est un organe dont l'action est largement dépendante de la situation géopolitique. Avec le chaos qui règne aujourd'hui sur la planète, les zones d'insécurité se multiplient, spécialement en Asie du Sud et au Proche-Orient. De nombreux pays ont la tentation de développer des armes de destruction massive ou une capacité nucléaire. Pourquoi ? Parce que ces pays - surtout ceux d'entre eux qui se sentent isolés - estiment que les ADM peuvent leur servir de bouclier contre d'éventuelles attaques. Ils ont tiré les enseignements des cas de la Corée du Nord et de l'Irak. Le régime nord-coréen, qui possède l'arme nucléaire, n'a pas été attaqué par les Américains ; en revanche, celui de Saddam, qui ne la possédait pas, a subi une intervention militaire... D'autres États considèrent que la possession de l'arme nucléaire permettrait de renforcer leur influence extérieure. Ils constatent que toutes les grandes puissances détiennent la bombe. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité ne sont-ils pas précisément les cinq premiers pays à avoir obtenu la maîtrise du nucléaire ? J'ajoute que, grâce à l'arme atomique, l'Inde et le Pakistan sont devenus, eux aussi, des acteurs majeurs sur la scène internationale. Bref, deux raisons principales incitent des États à développer l'arme nucléaire : l'insécurité au sens global du terme ; et l'attrait qu'exerce le statut d'autres pays. Cette soif de nucléarisation fait peser une lourde menace sur l'humanité.
I. L. - En quoi cette menace est-elle plus grave aujourd'hui qu'il y a cinq ans, par exemple ?
M. E. B. - La situation est plus dangereuse parce que la prolifération des technologies nucléaires s'est significativement aggravée. Le système de contrôle des exportations (1), qui a longtemps permis de juguler la prolifération, ne fonctionne plus. Tout simplement parce que de nombreux pays disposent à présent des infrastructures industrielles indispensables pour enrichir l'uranium et fabriquer l'arme nucléaire. Avant, il était très compliqué d'accéder au savoir-faire nécessaire ; mais, ces dernières années, les technologies sont sorties de leur cage : elles circulent même, désormais, sur des CD-Rom. Aujourd'hui, un attentat nucléaire n'est plus impossible. Plus les technologies se répandent sur le globe, plus le risque augmente de voir des groupes terroristes, et pas seulement des États, s'emparer de cette arme terrible. Ce serait un cauchemar. Car si ces groupes possèdent une telle bombe, il est certain qu'ils l'utiliseront. Le principe de dissuasion nucléaire ne fonctionne pas avec de tels acteurs, ne serait-ce que parce qu'on ne saurait pas vers quelle cible diriger la riposte. De toute façon, ils ne craignent pas de …
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