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SYRIE : EN FINIR AVEC BACHAR EL-ASSAD

Radicale transformation que celle d'Abdel Halim Khaddam ! À 73 ans, ce vieux compagnon de route de Hafez El-Assad, dont il a longtemps été le vice-président, est devenu l'un des porte-parole de l'opposition syrienne. Depuis son exil parisien***, il appelle désormais de ses voeux la chute du régime de Damas, où règne Bachar El-Assad, le fils de Hafez. Comment expliquer le spectaculaire revirement de ce fidèle commis du pouvoir ?Issu de la petite bourgeoisie de Banias, au nord-ouest de la Syrie, Abdel Halim Khaddam appartient à la vieille garde du parti Baas. Nommé en 1970 ministre des Affaires étrangères de Hafez, il tente de sortir la Syrie de son isolement international. Promu vice-premier ministre en 1974, il est chargé de gérer un dossier stratégique et sensible : le Liban, principale zone d'influence de Damas. En 1984, il devient vice-président. Sa carrière culmine à la mort du raïs, en 2000. Il assure alors l'intérim et accompagne les débuts de la présidence de Bachar... avant d'être écarté du dossier libanais.
Le 7 juin 2005, à l'occasion d'un congrès du Baas, il annonce sa démission et bascule dans l'opposition. Officiellement, il affirme vouloir ainsi protester contre l'absence de réformes. Mais certains observateurs estiment que son départ est lié à sa récente marginalisation. Peut-être sa disgrâce s'explique-t-elle partiellement par son appartenance à la majorité sunnite et non à la minorité alaouite dont est issu le clan Assad.
En tout cas, Abdel Halim Khaddam ne mâche pas ses mots. Il se dit convaincu que le sommet du pouvoir - et, notamment, Bachar El-Assad en personne - est responsable de l'assassinat de l'ancien premier ministre libanais Rafic Hariri, commis en février 2005. D'abord déstabilisé par la violente réaction de la rue libanaise (qui a forcé les soldats syriens à quitter le pays), ainsi que par l'enquête sur le meurtre de Rafic Hariri (que conduit une commission ad hoc des Nations unies), le régime semble avoir redressé la tête depuis qu'il a échappé aux sanctions du Conseil de sécurité à l'automne dernier. Mais la survie politique de Bachar El-Assad n'est pas assurée pour autant.
Abdel Halim Khaddam peut-il être considéré comme un recours ? Nombreux sont ceux qui en doutent. Certes, les pays arabes voisins de la Syrie sont sensibles au fait qu'il soit sunnite ; et Washington lui est plutôt favorable. Mais à l'intérieur de la Syrie, il est relativement isolé, y compris au sein de l'opposition, qui rappelle que le repenti d'aujourd'hui a été, pendant de longues années, associé aux basses oeuvres du pouvoir syrien...
En mars dernier, à Bruxelles, les représentants de plusieurs composantes de l'opposition syrienne en exil ont annoncé la création d'un « Front de salut » destiné à favoriser le changement pacifique de pouvoir à Damas. Placé sous la houlette de M. Khaddam et du chef des Frères musulmans de Syrie, Ali Sadr Eddine el-Bayanouni, ce mouvement - auquel participent également les courants libéraux, kurdes et nationalistes - se donne comme objectif de former un gouvernement alternatif en cas de chute du régime.
L'annonce de la création d'un gouvernement provisoire en exil a provoqué une rapide réaction de Damas : le premier ministre, Mohammad Naji Otri, et le ministre des Finances, Mohammad al-Hussein, ont aussitôt engagé une nouvelle procédure judiciaire contre Abdel Halim Khaddam. Aucune précision n'a été apportée sur les charges pesant contre lui. Fin décembre 2005, le Parlement syrien avait déjà voté une motion demandant que M. Khaddam soit « traduit en justice pour haute trahison »...

*** Lorsqu'il s'exprime publiquement, comme à l'occasion de cette interview, Abdel Halim Khaddam le fait à partir d'un autre pays que la France. Cet entretien a été réalisé à Bruxelles.
Isabelle Lasserre - Comment avez-vous fait la connaissance de Hafez El-Assad ?

Abdel Halim Khaddam - Je l'ai rencontré il y a très longtemps, à la fin des années 1940. À l'époque, nous étions tous deux étudiants. Ensuite, il a rejoint l'armée ; quant à moi, je suis devenu avocat. Le 8 mars 1963, lorsque le Baas a pris le pouvoir en Syrie, nos liens se sont renforcés. Après la guerre de juin 1967 (1), nous avons entamé une étroite coopération. Au sein du parti, deux courants s'affrontaient. Certains pensaient que nous devions nous montrer plus fermes en politique internationale et vis-à-vis du monde arabe. D'autres estimaient au contraire qu'il valait mieux être plus ouverts en politique internationale, en économie et dans le domaine de la culture. Ce conflit a duré jusqu'en 1970. De 1967 à 1970, j'étais, aux côtés du président et de certains dirigeants, parmi ceux qui appelaient à l'ouverture. En octobre 1970, j'ai été nommé ministre des Affaires étrangères. À ce moment-là, nos relations étaient très fortes. Nous formions une équipe particulièrement soudée.
I. L. - Avec le recul, quel jugement portez-vous sur les années Hafez El-Assad ? Quels sont, selon vous, les principaux succès et les échecs majeurs de l'ancien président ?
A. H. K. - Sa principale qualité fut d'être un patriote. Il a su, en effet, défendre les intérêts de la Syrie face à l'extérieur. Sur ce point, notre coopération a été parfaite. Sur le plan intérieur, le pays a connu, dans les premières années de sa présidence, une véritable ouverture. Mais les choses se sont dégradées lorsque Hafez a décidé d'employer son pouvoir à des fins personnelles. Les administrations sont alors devenues des miroirs réfléchissants du régime. Le parti a perdu le rôle moteur qu'il était censé jouer. Dans le même temps, les prérogatives de la famille Assad n'ont cessé de croître. La corruption s'est développée, surtout parmi les proches du président : son frère, son beau-frère, ses neveux... Elle s'est répandue comme une traînée de poudre dans les milieux politiques. La confiscation du pouvoir par Hafez El-Assad et l'affaiblissement du parti ont débouché sur l'augmentation du rôle des services de sécurité. Au lieu de protéger les lois, le droit et l'administration, ces derniers sont devenus les protecteurs du système. C'est simple : la loi ne servait plus à rien, elle n'avait plus de fonction ! En fait, Hafez avait deux visages. Un visage tourné vers l'extérieur, formidable, qui protégeait les intérêts de la Syrie. Et un visage intérieur, beaucoup moins noble et qui s'est dégradé avec le temps. Par surcroît, il s'est montré incapable de gérer les problèmes économiques. La corruption et l'arbitraire ont provoqué l'arrêt de la croissance, ce qui a dissuadé les investisseurs arabes de venir en Syrie. L'une des plus grandes erreurs de Hafez fut d'avoir considéré l'État syrien …