Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA PASIONARIA DE LA RÉVOLUTION ORANGE

Ioulia Timochenko est une femme extraordinaire. Née dans une famille modeste, en 1960, à Dniepropetrovsk, l'une des grandes villes industrielles d'Ukraine, mariée à 19 ans et mère à 20 ans, elle fait des études supérieures d'ingénieur et d'économie dans un pays qui s'appelle encore URSS.Dès 1988, elle se lance, avec son mari, dans les affaires, en créant un réseau de location de cassettes vidéo. Le succès est fulgurant, suivi d'autres investissements judicieux. En 1991, année où l'Ukraine accède à l'indépendance, Timochenko est propulsée au poste de directeur général d'une grande entreprise, « Essence d'Ukraine ». Celle-ci se développe, en quelques années, en un consortium, « Systèmes énergétiques unis d'Ukraine », dont Timochenko devient le PDG en 1995. Ce groupe, l'un des plus puissants sur le territoire de la CEI, s'occupe notamment de rembourser à la Russie, en produits de l'industrie ukrainienne, le gaz et le pétrole que celle-ci fournit à sa « petite soeur » ; mais il investit aussi dans plusieurs autres domaines. Sous la pression de ses concurrents, les services fiscaux ukrainiens se lancent à ses trousses et accusent le consortium de fraude fiscale (une accusation facile à bâtir puisque les échanges en nature sont difficilement chiffrables). C'est alors que Timochenko, prenant conscience de la corruption omniprésente dans son pays, décide de se consacrer à la politique.
En 1996, elle est élue député à la Rada (l'Assemblée nationale ukrainienne) et, en 1999, elle fonde un parti baptisé Union pan-ukrainienne « Patrie ». La même année, elle soutient son doctorat en économie (elle est l'auteur de plus de cinquante travaux scientifiques) et devient vice-ministre de l'Énergie dans le gouvernement que dirige le premier ministre Viktor Iouchtchenko. Elle dévoile alors les schémas de fuite des capitaux dans le secteur énergétique, ce qui lui vaut de nouveaux ennuis avec la justice : cette femme gêne des intérêts puissants. En 2001, son mari et elle-même sont brièvement emprisonnés pour « enrichissement illicite » puis acquittés et relâchés. Mais, dans la tourmente, elle est obligée de démissionner du gouvernement.
Elle réunit alors plusieurs partis d'opposition en un forum dont le but déclaré est de mettre fin au régime corrompu et criminel (il existe des preuves indiscutables d'assassinats commandités par le pouvoir, notamment celui du journaliste Gueorgui Gongadzé) du président Koutchma, en poste depuis 1994. Ce forum, devenu le Bloc de Ioulia Timochenko (BUT), participe aux élections parlementaires de 2002 et obtient 7,2 % des suffrages, ce qui lui permet de former son propre groupe à la Rada. En 2004, le bloc de Timochenko se joint à celui de Viktor Iouchtchenko, Notre Ukraine, pour former une coalition de soutien à la candidature de Iouchtchenko à l'élection présidentielle de l'automne.
En novembre, après l'annonce de la victoire au second tour de Viktor Ianoukovitch (le premier ministre sortant, soutenu par le président Koutchma et par le Kremlin), Ioulia Timochenko devient l'un des leaders de la « révolution orange », un mouvement de contestation sans précédent. Dans le rugueux hiver ukrainien, des centaines de milliers de citoyens dénoncent pacifiquement la fraude et exigent la reconnaissance de la victoire de Iouchtchenko. Celui-ci, défiguré par un mystérieux empoisonnement survenu à la veille du scrutin, enchaîne les meetings, spécialement sur le Maïdan, la place de l'Indépendance, au centre de la capitale. Mais son alliée lui vole souvent la vedette : avec ses discours enflammés et sa natte traditionnelle, symbole de son engagement pour une Ukraine réellement indépendante, la fougueuse Ioulia jouera un rôle essentiel dans la fièvre orange qui s'empare du pays.
Au bout de deux mois de manifestations de masse à Kiev et dans plusieurs autres villes ukrainiennes, la Cour suprême du pays ordonne d'organiser un « troisième tour » de l'élection. Cette fois, Iouchtchenko est élu sans encombre. Il nomme Timochenko premier ministre, poste qu'elle occupera de janvier à septembre 2005. Limogée à la suite de dissensions internes, elle continue son combat politique et devient le héraut de la lutte anti-corruption et de la solidarité sociale. En mars 2006, le BUT arrive en deuxième position aux législatives, derrière le Parti des régions de Viktor Ianoukovitch mais devant Notre Ukraine de Viktor Iouchtchenko. Après d'interminables tractations, la coalition orange vole définitivement en éclats et, en septembre, Iouchtchenko s'allie avec son ancien ennemi Ianoukovitch et le nomme à la tête du gouvernement, où Notre Ukraine conserve plusieurs portefeuilles. Cependant, quelques semaines plus tard, le 4 octobre, nouveau renversement : à cause du non-respect, par le Parti des régions, du programme élaboré en commun, la formation du président annonce qu'elle passe dans l'opposition... dont Ioulia Timochenko est aujourd'hui le leader incontestable.

Galia Ackerman - Après le succès de la révolution orange, dont vous avez été l'une des principales figures de proue, vous êtes devenue premier ministre. Qu'avez-vous réussi à accomplir pendant les quelques mois où vous avez assuré cette charge ? Avez-vous pu imposer votre griffe personnelle et élaborer une nouvelle manière de diriger le pays ?
Ioulia Timochenko - Aux yeux du peuple ukrainien, le gouvernement qui s'est installé à la suite de la révolution orange était porteur d'une mission essentielle : il devait assainir le pays et couper le cordon avec l'ancien système, qui était corrompu et inefficace. C'est pourquoi, au-delà de nos réalisations concrètes, nos décisions ont également eu une portée symbolique. Mon gouvernement a proclamé que les personnes se trouvant au pouvoir devaient toujours se conduire de manière hautement morale et agir de façon transparente. Or les élites qui avaient géré le pays avant nous ne correspondaient pas vraiment à cette définition ! Nous, nous avons promis aux citoyens que les relations entre le pouvoir et la société seraient fondées sur l'honnêteté et sur la justice. Comme vous le savez, un volet important de notre action a consisté à séparer le pouvoir politique du grand business clanique. C'est absolument essentiel car lorsque le pouvoir se transforme en une forme de business - et c'est la forme de business la plus profitable qui soit -, il est impossible de faire avancer le pays. En vérité, nous sommes allés à la rencontre des espérances populaires. Ces espérances étaient simples : les gens souhaitaient une vie meilleure.
G. A. - Concrètement, qu'avez-vous fait ?
I. T. - Avant tout, il fallait reconstruire le système judiciaire, complètement détruit sous la présidence de Léonid Koutchma, et rétablir une juste distribution des ressources nationales, qui avaient été détournées par l'équipe précédente. C'est pourquoi, dès que je suis devenue premier ministre, nous avons annulé tous les privilèges corporatistes qui avaient été créés spécialement pour les entreprises proches de l'ancien pouvoir : ces privilèges sapaient les relations saines nécessaires au bon fonctionnement de l'économie de marché (1). Nous avons créé des conditions égales pour toutes les compagnies privées, en particulier en réduisant de manière substantielle la pression des fonctionnaires sur les petites et moyennes entreprises. Nous avons annulé cinq mille - pensez à ce chiffre ! - actes réglementaires qui permettaient la corruption à grande échelle (2). Avant, chaque fonctionnaire pouvait racketter n'importe quel entrepreneur : ce n'est plus le cas. Autre exemple de notre engagement en faveur d'une société plus juste : nous avons « fait le ménage » dans le commerce des terres non agricoles. Nous avons rédigé une très belle loi qui ordonnait que tous les terrains mis en vente fassent l'objet d'enchères publiques. Cette loi - qui n'a toujours pas été validée par le Parlement après ma démission - devait simplifier toutes les procédures. Elle prévoyait qu'une transaction prenne deux à trois mois et non des années, comme c'était le cas par le passé (3). Et puisque l'on parle de nos …