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LES AMBITIONS DE NEW DELHI

Un triple périmètre de sécurité entoure le 7, Race Course Road, résidence officielle du premier ministre indien à New Delhi. Ces précautions sont, hélas, nécessaires. Voilà une quinzaine d'années que les indépendantistes du Cachemire ont pris l'habitude de frapper au coeur du territoire de leur grand voisin. Le chef du gouvernement est considéré comme une cible potentielle de premier ordre, surtout depuis l'assaut sanglant contre le Parlement en décembre 2001 (1). Fini le temps où des milliers de personnes accourues des villes et des villages du pays tout entier se réunissaient sans encombre à la résidence du chef du gouvernement pour demander une faveur ou, simplement, pour rendre hommage à leur dirigeant révéré.Rajiv Gandhi fut le premier à s'installer au no 7, en 1990, à la suite de la transformation de la résidence de sa famille (située au 1, Safdarjung Road) en mémorial dédié à sa mère, Indira, assassinée en 1984. Depuis, le chef du gouvernement indien habite ici, dans cet ensemble de maisons modestes à un seul étage, séparées par des pelouses parfaitement entretenues.
Le docteur Manmohan Singh est un homme élégant et élancé, immanquablement vêtu d'une kurta blanche immaculée et d'un turban bleu qu'il ne quitte jamais. Ce qui frappe, chez le premier ministre, c'est l'humilité sincère qui émane de lui. Ses manières sont douces et réservées, sa voix est calme... mais il lui arrive de hausser brusquement le ton, spécialement quand il évoque les terroristes sponsorisés par le Pakistan qui s'en prennent à son pays.
Cet économiste âgé de 74 ans est, parmi les chefs de gouvernement, l'un des plus qualifiés de la planète : diplôme universitaire à Cambridge et doctorat à Oxford ! Le brillant universitaire a effectué une longue carrière dans l'administration - il est, en particulier, passé par la Banque centrale et la Commission de planification - et n'est entré en politique qu'en 1991, lorsqu'il est devenu ministre des Finances. À ce poste, il laissera une trace indélébile. C'est, en effet, lui qui présida à la libéralisation de l'économie indienne, jusqu'alors étroitement contrôlée par l'État. Il libéra l'énergie et l'inventivité des entrepreneurs, longtemps contraints de prendre leur mal en patience. Résultat de cette émancipation : l'Inde connaît, dans les années 1990, une véritable révolution technologique. La croissance s'envole : elle aura oscillé entre 6 et 8 % par an au cours de cette décennie.
Le Dr Singh peut donc, à bon droit, être considéré comme le père des réformes économiques indiennes. Pourtant, il n'a jamais disposé d'une vraie base populaire : l'unique fois où il tenta d'entrer à la Chambre basse du Parlement (il est membre du Rajya Sabha, ou Chambre haute), il connut une défaite électorale.
Dans un pays rongé par la corruption et la mauvaise gouvernance, son intégrité personnelle n'a jamais été remise en question. Aujourd'hui, la majorité de ses compatriotes voient en lui un sage, un homme entre les mains duquel on peut remettre l'avenir de la nation. Il n'en reste pas moins que son chemin est semé d'embûches. Sonia Gandhi, leader du parti du Congrès, lui a demandé de diriger le gouvernement après qu'une « voix intérieure » l'eut dissuadée de prendre ce poste elle-même. Depuis, Manmohan Singh se trouve à la tête d'une coalition indisciplinée et divisée. Pis : certains de ses ministres passent par-dessus sa tête et ne rendent des comptes qu'à Mme Gandhi en personne.
Quoi qu'il en soit, depuis son entrée en fonctions, il a dû affronter de nombreux défis :
- Le terrorisme augmente, la question du Cachemire n'est pas résolue et son gouvernement est accusé de ne pas avoir élaboré de politique cohérente à l'égard du Pakistan, un pays lourdement soupçonné de soutenir et de financer les activistes jihadistes qui se trouvent derrière de nombreux attentats dont l'Inde a été victime.
- L'accord signé avec les États-Unis pour permettre à l'Inde d'acheter de la technologie nucléaire à finalité civile a suscité des critiques non seulement à Washington (où l'on estime qu'il s'agit là d'une nouvelle brèche dans la lutte contre la prolifération) mais aussi à New Delhi : de nombreux scientifiques, ainsi que l'opposition, estiment que le gouvernement a payé un prix trop élevé en contrepartie de la promesse américaine (2).
- Les partis de gauche appartenant à la coalition ont ralenti le processus de réformes et empêché le Dr Singh de privatiser des entreprises publiques déficitaires.
- Les partis nationalistes hindous, pour leur part, l'accusent de se montrer trop conciliant à l'égard des terroristes islamistes ; dans le même temps, les laïcs convaincus lui reprochent de ne pas se montrer suffisamment sévère envers les hindous extrémistes qui attisent les flammes de la haine intercommunautaire.
- Il lui a été reproché, aussi, de ne pas avoir limogé certains ministres soupçonnés de corruption.
- Mais la charge la plus rude à son endroit est sans doute l'image, savamment entretenue par ses adversaires, d'un Singh qui ne serait que la marionnette de Sonia Gandhi, véritable détentrice du pouvoir. C'est ainsi que The Economist s'est récemment interrogé : « Manmohan Singh est en poste ; mais est-il au pouvoir ? »
Le Dr Singh réfute vaillamment ces attaques et affirme que la veuve de Rajiv Gandhi n'interfère en rien dans les affaires de l'État.
Amartya Sen, prix Nobel d'économie en 1998, ne tarit pas d'éloges à son égard : « Manmohan est un homme très chaleureux et profondément bon. J'ai toujours été impressionné par la patience et l'attention qu'il porte aux critiques qui lui sont adressées. Il n'essaie jamais de passer en force ; au contraire, il tient toujours compte de l'avis des autres. D'après moi, ce sont des qualités inestimables pour tout dirigeant politique et pour tout décideur économique qui ne veut pas négliger le facteur humain. Je suis très confiant : sous la direction de Manmohan Singh, le pays va sans doute progresser. »
Dans cet entretien exclusif accordé à Politique Internationale, le premier ministre expose ses ambitions pour son pays, justifie ses décisions en matière de relations internationales et revient, sans détour, sur les relations complexes que l'Inde entretient avec le Pakistan.

Vaiju Naravane - Depuis votre entrée en fonctions, vous n'avez pas jugé bon de nommer un ministre des Affaires étrangères et vous dirigez vous-même la diplomatie indienne. Comment définiriez-vous les priorités de votre pays sur la scène internationale ? Qui sont vos amis dans le monde, et qui sont vos adversaires ?
Manmohan Singh - Pour moi, les relations internationales sont un élément essentiel du développement de l'Inde. Vous m'avez demandé qui étaient nos amis et nos adversaires ; mais, en politique, il n'y a pas d'alliés permanents, pas plus qu'il n'y a d'ennemis éternels. Seuls les intérêts du pays ne changent pas. Et, à l'étape actuelle de notre développement, notre intérêt premier consiste, tout simplement, à créer des conditions dans lesquelles le désir de l'Inde de vivre dignement et de se faire respecter pourra être exaucé. Nous vivons tous sur la même planète. C'est pourquoi je pense que l'interdépendance des relations entre États doit se retrouver dans les grands défis qu'il nous faut affronter ensemble - à commencer par les questions liées à l'environnement et, plus précisément, au changement climatique. J'ajoute que ces problèmes communs, nous devons les résoudre d'une façon qui ne perpétue pas le dénuement des plus démunis. C'est pourquoi l'Inde a besoin d'assurer sa sécurité énergétique. Comme vous le savez, une bonne partie de notre consommation dépend de nos importations d'hydrocarbures ; il n'en est que plus nécessaire que le système mondial garantisse un environnement stable et prévisible en matière d'approvisionnement en énergie.
V. N. - Vous venez justement de signer avec les États-Unis un accord qui permettra à l'Inde d'acquérir à l'extérieur des technologies nucléaires civiles, alors même que les règles adoptées par le Groupe des fournisseurs nucléaires depuis 1995 ne le permettaient pas. Est-ce un grand pas en avant ?
M. S. - Voilà des décennies que l'Inde fait l'objet de profondes discriminations dans ce domaine. Les traités internationaux en vigueur nous ont longtemps interdit l'usage des technologies à usage dual, en particulier la technologie nucléaire. Depuis 1974, nous devons nous accommoder de ces restrictions. Comme vous le voyez, elles ne nous ont pas empêchés de survivre ! Il n'en reste pas moins que nous préférerions incontestablement avoir accès à ces technologies, ne serait-ce que parce que la phase suivante de l'industrialisation de l'Inde pourrait, alors, être accomplie bien plus facilement. C'est pourquoi cet accord que nous venons de signer avec Washington est si important. Les États-Unis ont reconnu qu'un pays tel que l'Inde avait besoin d'une quantité de plus en plus grande d'énergie et que, si nous devions continuer de nous débrouiller seuls, nous contribuerions sans doute à la dégradation de l'environnement de la planète entière. Dans ces conditions, la technologie nucléaire, qui est bien moins polluante que les autres, est la solution idéale : elle nous permettra d'effectuer au mieux notre transition industrielle sans que le reste du globe n'en pâtisse.
V. N. - Mais, bien entendu, les États-Unis ont exigé quelque chose en échange...
M. S. - Il est vrai que, …