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QUAND L'ARABIE SAOUDITE S'EVEILLERA

Le docteur Saad Rashed Al-Faqih reçoit dans le nord-ouest de Londres, où il a élu domicile depuis 1994. Rien ne prédisposait ce médecin né en 1957, professeur de chirurgie à l'Université du roi Saoud de Riyad, à un exil aussi lointain. Son avenir semblait tracé au sein de l'élite professionnelle choyée par le pouvoir saoudien et érigée en vitrine de la modernisation rapide du royaume. Il a pourtant dû fuir son pays afin d'échapper à la répression qui, au début des années 1990, s'est abattue sur les milieux islamistes. Car son parcours est intimement lié à celui de la génération des cheikhs et penseurs du « Réveil islamique » (Sahwa), entrés en politique à la suite du traumatisme de la guerre du Golfe (1990-1991). L'arrivée de plusieurs centaines de milliers de soldats étrangers sur le sol saoudien pour repousser la menace irakienne avait, en effet, mis le feu aux poudres.Aux yeux de cette génération, fruit à la fois de l'éducation wahhabite et de la modernité, le pays doit puiser dans la culture endogène - et, au premier chef, dans les préceptes de l'islam - les moyens d'une véritable indépendance politique, économique, diplomatique et militaire. La voie du développement et du progrès est à rechercher dans un retour à soi. Les jeunes Saoudiens sont loin d'éprouver pour l'Occident la même fascination que leurs aînés, ces intellectuels et technocrates qui avaient flirté un temps avec les idéologies de gauche avant d'être cooptés par le pouvoir.
Aux côtés des deux principaux leaders du « Réveil », Safar Al-Hawali et Salman Al-Awdah, Saad Al-Faqih participe pleinement à l'effervescence qui s'empare alors du royaume : les réunions dans les universités et les mosquées ainsi que la multiplication des sermons diffusés sur audiocassettes inaugurent un vif débat public auquel l'Arabie n'était pas habituée. Pour lui comme pour les autres, il est grand temps de formaliser dans une Constitution écrite les rapports entre l'État et la société et de sortir du dogme introduit par Abdel Aziz Ibn Saoud, le fondateur de la dynastie saoudienne, selon lequel « les princes savent mieux ce qui est bon pour la nation ».
En mai 1991, il signe une Lettre de réclamation adressée par une cinquantaine d'islamistes et d'oulémas au roi Fahd. Ce document exige l'égalité des droits et le respect de la dignité de la personne ; la répartition équitable des ressources nationales ; l'autonomie de l'institution religieuse et du système judiciaire ainsi que la création d'une Assemblée consultative (Majlis al-shura) ; la réouverture des Conseils municipaux ; et une plus grande liberté des médias. Le régime répond par une vague promesse de réformes... et par des arrestations massives dans les milieux sahwistes, qui ripostent par la surenchère. En septembre 1992, Al-Faqih signe une autre pétition au roi : le Mémorandum du conseil, qui réitère les mêmes revendications. Un « Comité de défense des droits légitimes » (c'est-à-dire des droits issus de la charia islamique) est constitué par les pétitionnaires. Al-Faqih est alors arrêté. À sa libération, en 1994, il décide avec une autre figure du mouvement, Muhammad Al-Masaari, de transférer ce comité à Londres. La capitale britannique sert alors de quartier général à l'embryon de la première opposition saoudienne à voir le jour en exil. L'attitude d'Al-Faqih face au régime se radicalise : désormais, il ne milite plus pour la mise en place d'une monarchie constitutionnelle, mais pour la fin du pouvoir héréditaire des Saoud.
Désapprouvant l'approche panislamiste adoptée par Al-Masaari, il fonde en 1996 son propre groupe : le Mouvement islamique pour la réforme en Arabie (Harakat Al-Islah, dont l'acronyme anglais est MIRA). Entouré d'une poignée de sympathisants souvent jeunes, il livre une « guerre électronique » sans relâche au régime saoudien, dont il surveille les moindres faits et gestes : fax, forum de discussion sur Internet, radio et même sa propre chaîne de télévision satellitaire lui permettent de garder le contact avec sa base de l'intérieur et d'animer, à distance, un débat public où s'expriment les griefs des Saoudiens contre leurs dirigeants. L'intense brouillage de ses programmes radio et audiovisuels que pratiquent les services secrets saoudiens via le satellite Hotbird ne suffit pas à le réduire au silence (1). Sans cesser de prêcher la désobéissance civile et d'appeler à hâter le changement par des moyens pacifiques, il veille scrupuleusement à ce que ses auditeurs ou internautes n'expriment aucune incitation à la violence ou exhortation au jihad armé contre la dynastie régnante ou contre les « Croisés ».
En dépit des pressions constantes de Riyad visant à obtenir son extradition du Royaume-Uni, Al-Faqih n'est pas renvoyé dans son pays. Il doit son salut au système judiciaire britannique. N'en déplaise à l'allié saoudien, le gouvernement de Londres peut difficilement se débarrasser de cet exilé encombrant qui opère en toute transparence et se targue même d'une certaine « intimité » avec les services secrets de Sa Majesté, qui le tiennent en surveillance permanente. Lorsque, en 2004, le comité du Conseil de sécurité des Nations unies chargé de la rédaction d'un rapport sur Al-Qaïda et les Talibans porte son nom sur la liste d'individus et d'organisations « suspects », il voit ses avoirs et ceux de son groupe dans les pays européens gelés. Pour autant, aucune preuve tangible n'est venue étayer l'accusation de terrorisme qu'agite contre lui le régime saoudien. Le roi Abdallah voit même en cet opposant un « agent sioniste » complotant contre la sécurité du pays.
Contrairement aux idées reçues, Al-Faqih n'est pas un islamiste qui réclame la confusion du pouvoir religieux et du pouvoir politique. Au contraire, il rejette toute médiation entre la parole de Dieu et le croyant, et exige l'indépendance et le pluralisme au sein de l'institution religieuse. La sphère politique, quant à elle, doit être régie par des élections libres et une représentation nationale respectueuse de l'intérêt public. Alors que ses ex-compagnons du « Réveil islamique » restés en Arabie ont fini par se rallier au régime, Al-Faqih, lui, se positionne comme une alternative crédible au jihadisme radical et prétend pouvoir sortir le pays de l'immobilisme politique et de l'autoritarisme. Au lendemain des attentats de juillet 2005 qui ont ensanglanté Londres, il défend, dans un article publié par le Guardian, l'idée que les restrictions aux libertés d'expression et de culte des musulmans en Grande-Bretagne, ainsi que la nouvelle législation anti-terroriste, constituent une victoire pour Oussama Ben Laden : d'après lui, ces mesures désolidarisent les minorités musulmanes des gouvernements des pays occidentaux sur le territoire desquels elles sont installées (2). Sur la question sensible du statut de la femme, Al-Faqih admet la diversité des opinions et tente de promouvoir non pas l'égalité mais la « complémentarité » entre les sexes. Il défend, en particulier, le droit des femmes saoudiennes de travailler et de conduire une voiture - une vision totalement à rebours de l'ultra-conservatisme que prêche le clergé d'État saoudien.
Même si, au cours de ces dernières années, la scène politique saoudienne en exil s'est enrichie de plusieurs courants - notamment ceux animés par la minorité chiite du royaume et par certains groupes tribaux ou régionalistes -, le Mouvement islamique pour la réforme en Arabie possède le potentiel le plus menaçant pour le régime. Il est issu du coeur même de la région - le Najd - et de l'institution religieuse - wahhabite - qui ont porté au pouvoir les Al-Saoud et pérennisé leur long règne sur un territoire dont l'histoire et les identités multiples commencent, désormais, à s'exprimer bruyamment.

Loulouwa Al-Rachid - Votre mouvement réclame un changement de régime en Arabie saoudite. Que reprochez-vous au système actuel ? Vos revendications sont-elles partagées à l'intérieur du royaume ?

Saad Al-Faqih - Notre message est simple : nous rejetons le pouvoir absolu, le monopole sur les ressources nationales, la confiscation de la justice, l'absence de transparence dans l'administration du pays et la suppression de toutes les libertés fondamentales. Cette situation aberrante doit cesser et céder la place à une participation politique digne de ce nom. La majorité silencieuse des Saoudiens partage cet impératif de changement.
L. A. R. - Est-ce à dire que votre mouvement accepterait le maintien des Al-Saoud au pouvoir si ces revendications étaient satisfaites ?
S. A. F. - C'est une hypothèse purement théorique. L'anomalie politique que je viens de décrire est un mode de fonctionnement consubstantiel à la dynastie saoudienne ; cette dynastie est intrinsèquement incapable de se réformer et aucun changement véritable n'interviendra aussi longtemps qu'elle détiendra les rênes du pouvoir. Maintenir le statu quo politique en Arabie est sa seule obsession. Est-il réaliste de vouloir changer l'ordre actuel des choses ? Oui, d'autant que je suis intimement convaincu que ce régime est désormais condamné. Quand bien même aucune opposition ne le contesterait, il finirait de toute façon par s'effondrer, car il est miné de l'intérieur par plusieurs bombes à retardement. Notre travail consiste d'abord à briser les tabous, à penser le changement et à préparer ses modalités afin de contribuer, le moment venu, à remplir le vide. Le pays regorge de potentiel ; les Saoudiens disposent d'immenses capacités de mobilisation, d'encadrement et d'administration. Pour l'heure, ces capacités sont étouffées ou marginalisées. Notre programme doit contribuer à formuler une option alternative crédible au pouvoir des Saoud.
L. A. R. - Quelles sont ces « bombes à retardement » qui menacent, selon vous, la stabilité du régime saoudien ?
S. A. F. - Quand on évoque cette question, c'est le danger jihadiste qui vient en premier lieu à l'esprit des analystes (3). Or il s'agit d'un phénomène relativement récent qui, en réalité, vise seulement les forces de l'ordre et la présence occidentale dans le royaume. À mon sens, cette menace est délibérément exagérée ; je dirais même qu'elle est quasiment jugulée d'un point de vue sécuritaire. À l'heure où nous parlons, le jihadisme ne constitue nullement un danger pour la famille royale. En revanche, le risque principal provient, à mon sens, de la désunion des Al-Saoud : la longue maladie du roi Fahd - qui s'est soldée par sa mise à l'écart de 1996 jusqu'à sa mort en 2005 - a grandement contribué à envenimer les relations entre les princes et à nourrir les ambitions personnelles (4). Bref, la première bombe à retardement revêt la forme d'une sourde lutte d'influence entre Abdallah, le roi actuel, et Sultan, le ministre de la Défense (5). Abdallah a bien nommé Sultan prince héritier, mais leurs rapports n'ont pas été pacifiés pour autant.
L. A. R. - Que signifie cette lutte …