Bangalore, capitale indienne des hautes technologies. Cette élégante ancienne ville de garnison du sud du pays vit une véritable métamorphose : en moins de quinze ans, sa population est passée de 4 à 6,5 millions d'habitants. De gigantesques panneaux publicitaires vantent toutes sortes de produits, des villas de luxe équipées de services de sécurité privés aux saris de créateurs à la mode. Quant aux boutiques occidentales dernier cri, elles s'alignent le long de rues embouteillées et enfumées par les gaz d'échappement. Réplique indienne de la Silicon Valley, Bangalore abrite un grand nombre de ces gourous de l'informatique dont la fortune se compte en millions de dollars - voire en dizaines ou en centaines de millions. Les hôtels affichent complet, tandis que les kilomètres de routes en construction et l'activité frénétique de l'industrie du bâtiment attestent cette nouvelle prospérité. Loin de l'agitation du monde extérieur, le vaste siège social de WIPRO, le géant indien des nouvelles technologies, est un havre d'ordre et de tranquillité, à l'image de son président, Azim Premji, 61 ans.
Avec un chiffre d'affaires de 2,6 milliards de dollars par an, WIPRO est devenue cette année la première entreprise indienne de technologies de l'information et arrive septième au palmarès mondial dressé par le magazine Fortune. Les six premières sont IBM, Sodexho, Accenture, Hewlett-Packard, Capgemini et Aramark.
Des bâtiments en pierre de quelques étages se pressent les uns contre les autres, en petits groupes, à l'ombre légère d'arbres majestueux. Il n'y a rien d'ostentatoire dans tout cela. Quelques allées serpentent à travers la verdure : elles relient l'aile consacrée à la recherche, la cantine du personnel et la zone de détente, la maison d'hôtes pour les visiteurs et les locaux de la direction. Azim Premji ne me reçoit pas dans son bureau personnel, mais dans une salle de réunions inondée de lumière décorée de meubles à la fois élégants et fonctionnels.
Avec sa tignasse blanche et son nez légèrement crochu, Premji a l'allure d'un hibou affable et quelque peu distant. Mais sa courtoisie et le charme suranné de ses manières exquises ne parviennent pas tout à fait à masquer l'ambition féroce et la détermination opiniâtre qui animent l'homme le plus riche de l'Inde - un homme dont la fortune est estimée à plus de 13,3 milliards de dollars. Premji se classe au 23e rang mondial et au 6e parmi les poids lourds des nouvelles technologies, juste devant les fondateurs de Google, Sergy Brin et Larry Page. Rien que l'an dernier, il a empoché plus de 200 millions de dollars de dividendes (il possède plus de 84 % de WIPRO).
En 1966, la mort subite de son père l'oblige à interrompre ses études d'ingénieur à l'université de Stanford. Il reprend alors l'affaire familiale, une fabrique d'huile végétale dont le chiffre d'affaires s'élève à 2 millions de dollars. Il a souvent décrit cet événement comme « le moment le plus déterminant » de sa vie. Au cours des trente années suivantes, il n'a eu de cesse qu'il ne transforme la PME de son père en l'une des plus grandes entreprises mondiales dédiées aux technologies de l'information. WIPRO compte aujourd'hui quelque 500 clients, dont Sony, Fiat, Microsoft, Dell, Allianz et le groupe Aberdeen. Avec plus de 56 000 employés sur les cinq continents et un profit en hausse de 45 % au troisième trimestre de 2006, WIPRO est le premier fournisseur de services en R&D et sa branche BPO est la première société d'outsourcing d'Inde.
Le premier fait d'armes de Premji remonte à 1977. Cette année-là, IBM, qui refusait d'indianiser son capital, fut contraint de quitter le pays. Il eut alors la bonne idée de racheter la technologie de Sentinel Corporation, une firme américaine en faillite, et de commencer à commercialiser des mini-ordinateurs, s'engouffrant ainsi dans la brèche ouverte par IBM.
Azim Premji a toujours affirmé qu'il avait bâti son empire autour d'un ensemble de valeurs et qu'il plaçait l'intégrité au centre même de sa philosophie. Depuis 2001, il verse quelque 5 millions de dollars par an à la Fondation Premji, qui travaille en étroite coopération avec les gouvernements des États de la Fédération indienne afin d'améliorer la qualité de l'enseignement dans les écoles publiques. Cette Fondation élabore des programmes informatiques destinés à former les professeurs, à évaluer le niveau des enfants, et à aider ceux qui en ont besoin. À ce jour, environ trois millions d'élèves ont pu bénéficier de ces programmes, répartis dans 15 000 écoles.
Lors de la partition de 1947, la plupart des élites musulmanes s'installèrent au Pakistan. La communauté musulmane indienne, forte de 140 millions d'âmes, se caractérise surtout par sa pauvreté, son faible niveau d'instruction et son infériorité sociale. Pourtant, un nombre croissant de musulmans se distinguent dans le domaine du sport, du spectacle, de la politique ou des affaires. Le parcours d'Azim Premji, musulman de Bombay, en est l'un des exemples les plus éclatants.
En tant que musulman, Premji a parfois été en butte à des tracasseries. « Lors de mon dernier séjour aux États-Unis, j'ai pris l'avion quatre fois et, quatre fois, j'ai été contrôlé parce que mon nom a une consonance musulmane », raconte-t-il. Mais son ascétisme - l'une de ses idoles est le Mahatma Gandhi - lui interdit de s'offrir un jet privé. Il conduit toujours sa vieille Ford Escort même s'il a récemment « ajouté une Toyota Corolla » à la liste de ses biens...
Premji est connu pour être un bourreau de travail. Sa journée commence chez lui - à deux pas du siège de WIPRO - bien avant le lever du soleil. À l'heure du déjeuner, après sept heures de labeur bien remplies, il a déjà envoyé d'innombrables mails à ses clients et à ses employés...
Dans cet entretien de fond accordé à Politique Internationale, Azim Premji évoque ses projets d'avenir et propose une lecture très personnelle de quelques-uns des problèmes auxquels l'Inde est confrontée.
Vaiju Naravane - Votre père est décédé brutalement lorsque vous étiez encore étudiant à Stanford. Vous avez dû alors rentrer en Inde pour reprendre l'affaire familiale de commerce d'huiles végétales. À l'époque, vous aviez vingt et un ans. En quelques années, vous avez transformé cette entreprise en un géant des technologies de l'information (TI) avec un chiffre d'affaires de 2,6 milliards de dollars. Comment avez-vous eu l'idée de vous orienter vers ce secteur dont, a priori, vous ne connaissiez pas grand-chose ?
Azim Premji - À la fin des années 1970, nous cherchions à nous diversifier car nous étions trop dépendants des matières premières. Nous voulions nous lancer dans un projet qui incorpore davantage de technologie, qui nous procure des revenus plus élevés et des rentes régulières. Notre choix a fini par se porter sur les technologies de l'information et les ordinateurs. IBM, qui détenait une large part du marché indien, venait de quitter le pays et son départ avait créé un vide. Il se trouve que nous avons eu l'occasion de racheter des technologies à une entreprise américaine qui venait de faire faillite. C'était un hasard. Nous nous sommes alors lancés sur le créneau des mini-ordinateurs équipés de micro-processeurs, une nouvelle génération d'ordinateurs qui venait juste de faire son apparition sur le marché mondial. Nous avons monté une équipe, et c'est ainsi qu'au début des années 1980 nous avons sorti notre premier modèle. WIPRO était né...
V. N. - Il s'agit donc d'un heureux concours de circonstances...
A. P. - Absolument. Nous avons beaucoup investi dans le service après-vente et dans les logiciels afin de proposer aux clients des solutions sur mesure. Notre chance a été que, à ce moment-là, l'importation de logiciels avait été interdite par le gouvernement. C'est ce qui nous a permis de prendre notre envol et de nous imposer rapidement.
V. N. - Quel a été le défi le plus difficile à relever ?
A. P. - Le plus difficile a été d'apprendre à gérer des équipes de gens bien plus jeunes que moi. J'ai aussi dû m'initier à des technologies complexes, qui évoluent très rapidement et qui demandent un effort d'adaptation constant.
V. N. - Mais vous-même étiez très jeune !
A. P. - Oui, mais moi je suis un ingénieur. Dans les TI, vous devez aller beaucoup plus vite car la durée de vie d'un produit est très brève. Ce n'est pas le même métier. Ce qui n'a pas empêché WIPRO de connaître une belle réussite. En réinvestissant nos profits dans la production, nous sommes devenus, en trois ou quatre ans, la première entreprise de matériel informatique indienne.
V. N. - Votre avantage, comme pour d'autres en Inde, c'est de disposer d'une main-d'oeuvre hautement qualifiée pour des salaires bien moins élevés qu'en Occident. Aujourd'hui, des firmes comme IBM ou Accenture ont décidé d'investir directement en Inde plutôt que de recourir à la sous-traitance. Désormais, elles recrutent sur place : rien que cette année, IBM devrait embaucher 80 000 ingénieurs et programmeurs indiens. À …
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