ABKHAZIE: LE FANTASME DE L'INDEPENDANCE

n° 114 - Hiver 2007

C'est une toute petite partie du globe : seulement 8 600 kilomètres carrés et 200 000 habitants. C'est une zone montagneuse, dont le sous-sol fournit un peu de métal et de charbon, mais guère de pétrole. C'est une contrée méconnue : hormis les spécialistes du Caucase, rares sont ceux, en Occident, qui en ont entendu parler.Pourtant, les événements qui secouent l'Abkhazie sont suivis de très près dans toutes les grandes chancelleries. En effet, cette république indépendantiste qui conteste depuis près de quinze ans son appartenance à la Géorgie est un point névralgique de l'équilibre de la zone : qu'elle obtienne une indépendance de jure, et le président géorgien - le pro-occidental Mikhaïl Saakachvili, arrivé au pouvoir en 2003 à la suite de la fameuse « révolution de la rose » - aura essuyé un terrible camouflet ; qu'elle réintègre le giron de Tbilissi, et la Russie - qui soutient énergiquement le séparatisme abkhaze - aura subi un nouvel affront dans le « grand jeu » qui l'oppose aux États-Unis.
L'enjeu est de taille, dans un contexte régional particulièrement instable : la tension entre le Kremlin et Tbilissi est plus vive que jamais (1) ; la communauté internationale tient coûte que coûte à préserver l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, inauguré en mai dernier et dont le tracé passe non loin du territoire abkhaze ; les républiques russes du Caucase du Nord sont toujours en proie à une grande agitation ; sans oublier que l'Iran, tout proche, est engagé dans une inquiétante escalade nucléaire...
Un bref retour historique s'impose pour comprendre la donne actuelle. Il faut, d'abord, souligner que les Abkhazes sont un peuple en tant que tel, distinct des Géorgiens sur les plans ethnique et linguistique. Au niveau religieux, il existe également une différence : les Abkhazes ont, en effet, été islamisés par l'Empire ottoman (qui a dominé le Caucase au xvie siècle). Aujourd'hui, la moitié de la population est musulmane et l'autre, orthodoxe. Les Géorgiens, eux, sont tous orthodoxes.
Située à la pointe occidentale de la Géorgie, sur la mer Noire, l'Abkhazie - qui a pourtant longtemps fait partie du royaume géorgien et dont les princes ont beaucoup fait pour l'unité de la Géorgie, aux x-xie siècles - insiste sur sa particularité face à sa voisine (aujourd'hui sept fois plus étendue et vingt fois plus peuplée qu'elle). À la fin du xviiie siècle, désireuse de pousser dehors les Ottomans et les Perses, la Géorgie fait appel à la Russie. Celle-ci ne se fait pas prier pour intervenir... si bien que, en 1801, elle annexe tout simplement la Géorgie. Les Abkhazes, comme d'autres peuples musulmans du Caucase, refusent de devenir des sujets de Saint-Pétersbourg. Ils combattront longtemps l'armée tsariste et ne rendront définitivement les armes qu'en 1864. Bon nombre d'autochtones émigrent vers la Turquie afin d'échapper à l'oppression à laquelle la Russie soumet les musulmans. Des Géorgiens, mais aussi des Russes et des Arméniens, s'installent alors en nombre en Abkhazie. Résultat : les Abkhazes ethniques finissent par s'y retrouver minoritaires. Ils relèvent pourtant la tête au lendemain de la révolution de 1917. Les bolcheviks leur octroient dans un premier temps une grande autonomie. Mais l'embellie ne durera guère. En 1931, Staline décide de faire de l'Abkhazie une « république autonome » au sein de la république soviétique socialiste (RSS) de Géorgie. L'autonomie n'est que de façade : la langue abkhaze est interdite et remplacée par le géorgien, promu langue officielle dans toute la RSS. Les Géorgiens continuent de s'établir en Abkhazie - à tel point que, en 1989, ils représenteront près de 50 % des 525 000 habitants de ce territoire, les Abkhazes ethniques ne comptant que pour quelque 17 % de la population.
À l'époque soviétique, la petite « république autonome » sera avant tout célèbre pour les installations hôtelières de sa côte : de nombreux vacanciers accourent de tout le pays dans la capitale, Soukhoumi, ou dans la ville balnéaire de Pitsounda, pour profiter d'un climat qui vaut à la région le surnom de « Riviera soviétique ». Cependant, durant toutes ces années, le sentiment national des Abkhazes ne s'éteindra jamais - d'autant que, après avoir subi de nombreuses brimades à l'époque de Beria (1935-1953), ils verront leur langue et leur culture complètement réhabilitées au cours des décennies suivantes. Ce sentiment national rejaillira à la faveur du démantèlement de l'URSS.
La Géorgie proclame son indépendance en 1991 et porte à sa tête un président nationaliste, Zviad Gamsakhourdia. Sa politique de « géorgianisation » totale du territoire provoque une flambée de violence dans tout le pays. Il est rapidement renversé, mais les tensions ne s'apaisent pas pour autant. Le 23 juillet 1992, le gouvernement d'Abkhazie déclare l'indépendance de la République. La réaction de Tbilissi ne se fait pas attendre : un détachement de soldats s'empare de la région sécessionniste au terme de violents combats. La victoire géorgienne est de courte durée : des formations paramilitaires de Cosaques et des volontaires des « peuples du Caucase du Nord », appuyés par les autorités de Moscou, décident de prêter main-forte aux Abkhazes. Ironie de l'histoire : on compte parmi ces hommes qu'équipe le Kremlin de nombreux Tchétchènes, dont Chamil Bassaev, qui deviendra un peu plus tard l'ennemi public numéro un de la Russie... En septembre, les « volontaires » lancent une offensive qui repousse l'armée de Tbilissi. On assiste alors à cette situation apparemment paradoxale : un État orthodoxe, la Russie, soutient des combattants séparatistes, musulmans pour une bonne part, qui combattent un autre État orthodoxe, la Géorgie. En réalité, la Russie, soucieuse avant tout de contrôler les anciennes républiques soviétiques, espère qu'une Abkhazie indépendante lui permettra de maintenir sous pression une Géorgie que dirige désormais l'ex-ministre soviétique des Affaires étrangères Édouard Chevardnadze.
À la fin de l'année 1992, les rebelles maîtrisent la moitié du territoire abkhaze - mais la capitale, Soukhoumi, ainsi que l'est et le sud de la région leur échappent. On assiste, aussitôt, à une véritable épuration ethnique qui voit des dizaines de milliers de Géorgiens quitter précipitamment l'Abkhazie. En juillet 1993, les indépendantistes - toujours aidés par la Russie - attaquent violemment Soukhoumi, qui tombe en septembre. Les habitants non abkhazes s'enfuient dans le chaos. On estime que près de 10 000 personnes sont mortes lors de cet exode. En tout, près de 300 000 résidents ont définitivement quitté la petite république, désormais indépendante de facto, même si la communauté internationale refuse toujours de la reconnaître. La Géorgie n'insiste pas, d'autant qu'elle a d'autres chats à fouetter : le président déchu, Zviad Gamsakhourdia, y a déclenché une véritable guerre civile afin de reconquérir le pouvoir. La balance démographique se rééquilibre en faveur des Abkhazes de souche, même si des Géorgiens et d'autres petits peuples caucasiens continuent d'habiter dans la république indépendantiste, généralement dans des enclaves.
Un accord de cessez-le-feu a été signé le 15 mai 1994. Cet accord s'est traduit par l'introduction dans la zone des combats d'un contingent de Casques bleus « issus de la Communauté des États indépendants (CEI) », censément accompagné d'un monitoring effectué par les « amis du secrétaire général des Nations unies ». La force de maintien de la paix sera composée majoritairement de militaires russes. Des pourparlers se tiennent régulièrement depuis une dizaine d'années, mais sans grands résultats. En 1994, l'Abkhazie a promulgué une Constitution et s'est dotée d'un président, le très pro-russe Vladislav Ardzinba, sans que cette apparente institutionnalisation de son indépendance ne soit acceptée par Tbilissi. De la même manière, Tbilissi ne reconnaîtra pas le référendum organisé par l'Abkhazie le 3 octobre 1999, par lequel les « citoyens » proclament à nouveau leur désir d'indépendance. Le Conseil de sécurité de l'ONU s'est rangé aux côtés de la Géorgie et condamne régulièrement le pouvoir de Soukhoumi - qui est, par surcroît, soumis à un blocus économique de la part de la CEI. Un blocus que la Russie contourne allégrement : le Kremlin - qui n'a jamais officiellement reconnu l'indépendance abkhaze, ne serait-ce que parce qu'il aurait eu bien du mal, s'il l'avait fait, à justifier son intransigeance concernant la Tchétchénie - a distribué aux habitants des passeports russes qui leur permettent de voyager et fournit à Soukhoumi une aide importante. D'ailleurs, le russe est langue officielle en Abkhazie, et la monnaie y est le rouble. Si la vie y est globalement misérable, ce soutien permet tout de même aux Abkhazes de tenir. La ressource principale est le marché noir... et le tourisme, réactivé tant bien que mal : les Russes reviennent peu à peu dans les stations balnéaires et les sanatoriums de la côte de la mer Noire.
Édouard Chevardnadze avait semblé, globalement, prendre son parti de cette situation étrange ; son successeur, Mikhaïl Saakachvili, qui s'installe au pouvoir fin 2003, exige, lui, le retour de l'Abkhazie - ainsi que celui des deux autres régions séparatistes pro-russes, l'Ossétie du Sud et l'Adjarie - dans le giron géorgien. Il parviendra à ses fins en Adjarie en y organisant une « mini-révolution de velours » qui fera fuir à Moscou le satrape local, Aslan Abachidzé ; mais il tombera sur un os en Ossétie et en Abkhazie. Toujours appuyées par Moscou, les deux républiques tiennent bon et dénoncent, à l'unisson, l'« ultra-nationalisme irresponsable » du nouveau maître de Tbilissi.
En octobre 2004, l'Abkhazie procède à une élection présidentielle visant à désigner le successeur d'Ardzinba. Le favori du président sortant - et du Kremlin -, Raoul Khadjimba, est contre toute attente vaincu par son adversaire, Sergueï Bagapch. À l'issue d'un interminable bras de fer (Khadjimba refusant d'admettre sa défaite), Bagapch devra nommer son adversaire vice-président et organiser une nouvelle élection - cette fois sans concurrent à sa mesure - pour mettre fin à la crise et être intronisé, début 2005. Sergueï Bagapch n'est certes pas un opposant déclaré à la ligne pro-russe de son prédécesseur : n'a-t-il pas été son premier ministre de 1997 à 1999 ? Mais, à la différence de l'inflexible Ardzinba, il prône la modération et la négociation avec Tbilissi - sans renoncer, naturellement, à l'exigence sacrée : l'indépendance.
L'automne 2006 a été particulièrement agité : un détachement de troupes géorgiennes a opéré une percée dans le nord de la vallée de Kodori. Cette zone où vivent les Svans - des montagnards géorgiens - est théoriquement abkhaze ; mais, dans les faits, le gouvernement de Soukhoumi n'a jamais pu y établir son autorité depuis la guerre de 1992-1994. En effet, lors de la « reconquête » de l'Abkhazie, les indépendantistes, soutenus par les volontaires russes, s'étaient contentés de repousser les armées géorgiennes. Mais ils n'avaient pas pris la vallée - une véritable place forte où s'est établi un pouvoir parallèle : celui d'Emzir Kvitsiani. Ce chef de guerre svan qui se trouvait, jusqu'à récemment, à la tête d'une milice de plusieurs centaines d'hommes, s'était battu contre les Abkhazes pendant la guerre. Après les affrontements, il avait passé un accord avec le président géorgien Édouard Chevardnadze. Ce dernier lui avait « confié la région » en échange de la promesse de ne pas livrer la vallée aux Abkhazes. C'est pourquoi, tout au long des années 1990 et au début des années 2000, on a pu considérer que la Géorgie contrôlait plus ou moins la zone - même si Kvitsiani était le véritable maître à bord. Mais après la révolution de la rose, le chef de guerre est tombé en disgrâce. Mikhaïl Saakachvili l'a accusé, sans doute à juste titre, de se livrer à divers trafics, de protéger sur son territoire des criminels notoires et de ne pas se montrer loyal envers la Géorgie. Kvitsiani a alors rompu les ponts avec le jeune président. La tension s'est accentuée en 2005 et au début 2006, jusqu'à ce que l'armée géorgienne pénètre dans la vallée de Kodori pour « restaurer l'ordre constitutionnel ». Après quelques échanges de tirs, la plupart des combattants de Kvitsiani ont capitulé. Quant à leur chef, il a pris le maquis.
Dans la foulée, un « gouvernement abkhaze en exil », formé à Tbilissi et constitué de Géorgiens ethniques ayant vécu en Abkhazie jusqu'à la guerre de 1992-1994, s'est installé dans le nord de la vallée. Dans un premier temps, ce gouvernement financé par le pouvoir de Mikhaïl Saakachvili sera chargé de construire des infrastructures pour améliorer le sort de la population. Mais il est probable qu'il n'en restera pas là et qu'il tentera de reprendre la main dans l'Abkhazie entière... En tout cas, le 27 septembre, il a officiellement rebaptisé la zone « Haute Abkhazie », manière de symboliser sa mainmise sur la région.
À Soukhoumi, Sergueï Bagapch accuse les Géorgiens d'avoir rompu l'accord de 1994 et exige leur départ immédiat. C'est dans ce contexte tendu qu'il nous a accordé cet entretien exceptionnel où il dévoile, sans langue de bois, sa position : la négociation oui, mais pas au prix de l'indépendance...

Nathalie Ouvaroff - Comment interprétez-vous les événements qui se sont produits cet automne dans la vallée de Kodori ? S'agit-il seulement d'une nouvelle manifestation du vieil antagonisme qui oppose les Abkhazes aux Géorgiens ? Ou bien faut-il y voir un épisode du « grand jeu » auquel les États-Unis et la Russie se livrent dans le Caucase ?

Sergueï Bagapch - Je pense que nous sommes en présence d'une banale provocation de la Géorgie. La Maison Blanche et le Kremlin n'ont pas besoin de la vallée de Kodori pour leur « grand jeu » : ils ont le monde entier ! Comme vous le savez, ce ne sont pas les terrains de confrontation qui manquent. Non, il s'agit simplement d'un geste d'esbroufe que les Américains regardent avec sympathie car, pour le moment, le regain de tension les arrange. Cela dit, à la place des dirigeants géorgiens, je ne miserais pas sur la constance des sentiments de Washington. C'est universellement connu : lorsqu'il y a dans un pays un régime qui poursuit une politique favorable à vos intérêts, vous le soutenez. Mais dès que ce régime commence à s'affirmer et à jouer son propre jeu sans tenir compte des intérêts de ceux qui l'ont appuyé, ses anciens protecteurs n'hésitent pas à le lâcher. C'est une règle générale et la Géorgie ne constituera pas une exception. Nous connaissons bien ce scénario pour l'avoir observé dans de nombreux pays. Les Géorgiens se sont eux-mêmes fourrés dans ce guêpier et ils auront du mal à en sortir sans se ridiculiser...

N. O. - Les Géorgiens, ainsi que certains observateurs internationaux, affirment que vous n'avez jamais réellement contrôlé Kodori. Depuis la guerre, la vallée aurait été une « zone grise » ouverte à tous les trafics : armes, faux dollars, drogue...

S. B. - C'est exact : Kodori n'a jamais été sous notre contrôle. Lors de la guerre de 1993, nous avons décidé de nous arrêter dans notre avancée et de ne pas libérer l'intégralité de ce territoire, afin d'épargner des vies humaines. La majeure partie de la vallée de Kodori s'est alors retrouvée, en principe, entre les mains de Tbilissi, puisque le pouvoir géorgien était en bons termes avec la milice de Kvitsiani. Dans les faits, la région a été confiée à cette milice composée de Svans, une population locale d'origine géorgienne qui vit dans le haut Kodori depuis des siècles. Nous nous sommes mis d'accord avec les Svans en leur faisant comprendre que nous ne nous mêlerions pas de leurs affaires à condition qu'ils n'entreprennent aucune action hostile contre l'Abkhazie. Nous leur avons très clairement expliqué qu'à la première provocation nous interviendrions pour ramener l'ordre. Je dois dire que les engagements ont été tenus de part et d'autre.
Mais, il y a quelques mois, Mikhaïl Saakachvili, sans doute désireux de faire remonter sa cote de popularité, a lancé une « opération de police » contre Kvitsiani. À la suite de cette opération, un « gouvernement abkhaze en exil » s'est installé dans la …