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TBILISSI-MOSCOU: LE BRAS DE FER

Cet homme est la bête noire de Moscou. Depuis son arrivée à la présidence de la Géorgie, en janvier 2004, à la suite de la fameuse « révolution des roses » (1), Mikhaïl Saakachvili s'emploie avec persévérance et talent à soustraire son pays à l'influence de l'ancien « grand frère ». La tâche, on s'en doute, n'est guère aisée...Petit pays du Caucase (il compte près de quatre millions et demi d'habitants), la Géorgie dépend largement de la Russie pour son approvisionnement énergétique, ainsi que pour l'exportation de ses produits (essentiellement du vin et des fruits). Par surcroît, le Kremlin soutient discrètement les séparatistes qui ont pris le pouvoir dans deux régions géorgiennes : l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie. Au début des années 1990, ces deux régions ont livré à l'État géorgien des guerres meurtrières qui se sont soldées, pour elles, par une indépendance de facto mais pas de jure, la communauté internationale ayant toujours refusé de les reconnaître. Longtemps, une troisième région pro-russe a échappé au contrôle de Tbilissi : l'Adjarie, dirigée par un satrape nommé Aslan Abachidze. Mais quelques mois à peine après son élection, Mikhaïl Saakachvili parvint à remettre pacifiquement la main sur ce territoire : en avril-mai 2004, rassurés par le discours du nouveau dirigeant géorgien, les Adjares organisèrent une mini-« révolution de velours ». La plupart des caciques du régime sentirent le vent tourner et abandonnèrent Abachidze. Celui-ci s'enfuit à Moscou, en catastrophe ; quant à « sa » région, elle réintégra le giron de l'État central. Le jeune (il vient de fêter ses 39 ans) président n'entend pas s'en tenir là. Encouragé par son succès en Adjarie, il compte bien restaurer son autorité en Ossétie du Sud et en Abkhazie, au grand dam de la Russie...
Autre pierre d'achoppement avec Moscou : Saakachvili a clairement exprimé le souhait de voir son pays intégrer l'Otan et, à terme, l'Union européenne. Diplômé en droit des universités George Washington et Columbia (aux États-Unis), polyglotte, marié à une Hollandaise, l'homme est un occidentaliste convaincu qui ne perd jamais une occasion de souligner l'appartenance de son pays - l'un des plus anciens au monde à avoir été christianisé - à la civilisation européenne . Pour Saakachvili, le cadre européen est le seul qui permettra à la Géorgie de garantir durablement le maintien de l'État de droit, le respect de la propriété privée et la lutte contre la corruption. En attendant, il s'est attelé dès son investiture à réformer son pays en profondeur. Après dix années passées sous la férule d'Édouard Chevardnadze, la Géorgie était exsangue, corrompue et affaiblie. Saakachvili a entrepris de purger l'administration, de libéraliser l'économie et de redresser le système judiciaire. Sans jamais cesser de clamer que l'avenir du pays se trouve à l'Ouest... Naturellement, la Russie s'étrangle à l'idée de voir son ancien satellite rejoindre le camp américano-européen. Ses médias ne se privent pas d'agiter le spectre du déploiement de troupes et de missiles de l'Otan en Géorgie, et les éditorialistes qualifient Saakachvili, au mieux, de « valet de la Maison Blanche ». Ce courroux a été encore attisé par la décision du bouillonnant président géorgien, prise dès son arrivée aux affaires, de faire évacuer les dernières bases militaires que la Russie conserve encore en Géorgie, héritage de l'ère soviétique. La Russie a commencé à s'exécuter en traînant les pieds. Plusieurs bases ont déjà été fermées, et les dernières doivent, en théorie, l'être en 2008.
La tension entre Moscou et Tbilissi n'a cessé de monter depuis 2004. Elle a connu son apogée à l'automne dernier, lors de l'« affaire des espions » : le 27 septembre 2006, la police géorgienne arrête, à Tbilissi, quatre officiers du GRU (« Direction principale des renseignements », le service russe de renseignements extérieurs). Le ministre de l'Intérieur, Vano Merabichvili, donne une conférence de presse au cours de laquelle il accuse ces agents de « se livrer à l'espionnage » et de recueillir illégalement « des informations sur les relations entre la Géorgie et l'Otan, sur les ressources énergétiques du pays, sur ses infrastructures portuaires et ferroviaires, sur les partis d'opposition et sur l'armée ». Outrée par ce qu'elle considère comme un « acte hystérique », la Russie exige, le 29 septembre, le vote au Conseil de sécurité de l'ONU d'une résolution condamnant Tbilissi. Mais, devant les amendements qu'imposent les États-Unis, les Russes finissent par abandonner cette idée. Leur réaction n'en sera que plus dure. Le 1er octobre, Vladimir Poutine qualifie l'arrestation des agents russes de « terrorisme d'État avec prise d'otages ». Le lendemain, le Kremlin rappelle son personnel diplomatique et impose à sa petite voisine une série de sévères sanctions économiques, dont un embargo sur les liaisons ferroviaires, maritimes, aériennes et postales. En un « geste de bonne volonté », Saakachvili remet les quatre officiers à Karel De Gucht, le ministre belge des Affaires étrangères et président en exercice de l'OSCE. Celui-ci veille à ce que les présumés espions prennent un avion pour Moscou. Mais c'est trop tard : la mécanique de la crise est enclenchée. Une véritable « chasse aux Géorgiens » démarre en Russie. L'importante diaspora géorgienne subit d'innombrables vexations ; de nombreuses personnes sont expulsées ; les passants d'« apparence géorgienne » font systématiquement l'objet de contrôles d'identité sévères ; les entrepreneurs originaires du pays de Saakachvili essuient diverses attaques de la part de l'administration ; un peu partout dans le pays, des enfants d'origine géorgienne se voient refuser le droit d'aller à l'école ; même les célébrités russes dont le nom possède une consonance géorgienne sont inquiétées et doivent démontrer leur « attachement à la Russie ».
C'est dans ce contexte trouble que l'homme fort de Tbilissi nous a accordé cet entretien. Chose étonnante : malgré l'éprouvant bras de fer qui l'oppose au géant russe, le président géorgien apparaît serein et confiant. À long terme, dit-il, son pays saura à la fois rejoindre les structures euro-atlantiques et rétablir des relations normales avec Moscou. Ce serait un véritable tour de force ; mais Mikhaïl Saakachvili n'a-t-il pas habitué les observateurs à tenir ses promesses ?
G. A.

Galia Ackerman - Monsieur le Président, quelle analyse faites-vous de la crise qui met votre pays aux prises avec la Russie ?

Mikhaïl Saakachvili - D'abord, il faut bien comprendre une chose : toutes les sanctions que la Russie a décrétées contre la Géorgie à la suite de l'« affaire des officiers » étaient déjà en vigueur auparavant. Jugez plutôt : un régime de visas très strict a été imposé à nos ressortissants il y a trois ans ; le marché russe a été interdit à nos produits il y a près d'un an ; au cours de ces deux dernières années, les liaisons aériennes entre nos deux pays ont été suspendues à plusieurs reprises ; et les derniers points de passage terrestres ont été fermés au printemps 2006. Bref, en réalité, il n'y a rien de nouveau ! Simplement, ces mesures étaient jusqu'à présent officiellement justifiées par des raisons techniques : les autorités russes mettaient en avant la prétendue mauvaise qualité de nos produits, les dettes de nos compagnies aériennes ou encore les travaux urgents qui expliquaient la fermeture de tel ou tel poste de douane. C'est seulement après l'histoire des officiers que le Kremlin a, en quelque sorte, officialisé sa position en déclarant clairement qu'il allait nous infliger des sanctions. Quant aux Géorgiens qui résident en Russie, voilà longtemps, hélas, qu'ils endurent des brimades. La situation s'est encore dégradée ces derniers temps, c'est vrai ; mais, là aussi, il n'y a rien de réellement nouveau.
Pour ce qui est de l'arrestation en tant que telle, je tiens à dire que ce n'était pas la première fois que nous arrêtions des agents russes. Par le passé, quand ce genre de chose se produisait, nous nous sommes toujours arrangés pour remettre ces agents aux autorités de leur pays en toute discrétion, sans rendre publics ces épisodes délicats. Mais, cette fois, nous avons estimé que le peuple géorgien avait le droit de savoir. Tout simplement parce que ces hommes représentaient une menace réelle pour la sécurité de notre pays. Cette transparence a sans doute été pour quelque chose dans la réaction disproportionnée de Moscou...

G. A. - Depuis quelques mois, Moscou s'attache à présenter la Géorgie comme un ennemi à la fois intérieur - puisqu'une importante diaspora géorgienne réside en Russie - et extérieur. Certains observateurs croient que le Kremlin projette de vous livrer une « petite guerre rapide et victorieuse » qui pourrait renforcer Poutine ou son successeur désigné dans l'optique des élections législatives et présiden- tielle qui auront lieu fin 2007 et début 2008. Une telle tournure des événements est-elle possible, selon vous ?

M. S. - Une chose est sûre : il est inconcevable de conduire au Caucase une « petite guerre victorieuse ». S'il y a une guerre entre la Russie et nous, ce sera une Tchétchénie puissance mille ! Je ne veux pas croire que des personnes sensées puissent sérieusement envisager de provoquer une telle hécatombe.
Je pense qu'il y a, à Moscou, des gens qui …