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TRANSNISTRIE: LE CREDO SEPARATISTE

C'est l'une des contrées les moins connues du Vieux Continent. La république moldave de Transnistrie (RMT) appartient officiellement à la Moldavie (1), qui a obtenu son indépendance en 1991 à la suite de l'effondrement de l'URSS. Mais cette petite entité - 4 163 kilomètres carrés et 555 500 habitants d'après un recensement organisé en novembre 2004 - conteste ce statut subalterne. Seize ans après sa première proclamation de sécession, malgré un conflit armé, malgré d'innombrables négociations et plusieurs référendums confirmant l'autodétermination (le dernier, tenu le 17 septembre 2006, ajoute à la traditionnelle réaffirmation de l'indépendance le souhait de rejoindre la Fédération de Russie), la situation n'est toujours pas réglée (2).D'un point de vue géographique, la RMT représente une étroite bande de terre située à l'est de la Moldavie. Son territoire, y compris la capitale, Tiraspol, se trouve sur la rive orientale du fleuve Dniestr (à l'exception de la ville de Bendery, située sur la rive occidentale). Un coup d'oeil sur la carte donne une idée de son isolement : la Transnistrie semble écrasée par les masses de la Moldavie, à l'ouest, et de l'Ukraine, à l'est. Mais les Transnistriens ne sont pas seuls : la république séparatiste sait pouvoir compter sur le soutien de l'ancien « grand frère » russe, qui y conserve des troupes importantes dans le cadre d'une mission de maintien de la paix. Cet appui n'est toutefois pas sans limites : jusqu'à présent, le Kremlin n'a pas reconnu officiellement l'indépendance de sa petite protégée, tout comme il n'a pas réagi au souhait de la RMT d'intégrer officiellement la Russie.
On présente souvent la RMT comme une enclave russe sur les marches de l'ancien empire. La vérité, pourtant, est plus contrastée dans la mesure où la population se partage équitablement entre trois peuples : les Russes représentent certes 30,3 % des habitants, mais les Moldaves ethniques sont 31,9 % et les Ukrainiens 28,8 % - le reste se divisant entre Bélarusses, Bulgares, Gagaouzes (un groupe ethnique türk de confession chrétienne), Allemands installés là depuis Catherine II, Juifs, etc.
La RMT est aujourd'hui une république à régime présidentiel, dotée de tous les attributs d'un État : drapeau, hymne, armée, monnaie... En seize ans d'existence, elle a connu trois Constitutions. La première, adoptée en 1991, était une copie conforme de celle de l'URSS. En décembre 1995, à la suite d'un référendum, une deuxième Constitution a été entérinée. La république séparatiste s'est alors dotée d'un régime mi-présidentiel, mi-parlementaire. Enfin, le 30 juin 2000, la Constitution a été amendée de manière à élargir les prérogatives du chef de l'État. Parallèlement aux fonctions présidentielles traditionnelles, celui-ci dirige également le gouvernement et peut annuler toute décision prise par les ministres. La RMT conserve cependant un Parlement - le Soviet suprême - chargé d'élaborer les lois. Les dernières élections législatives ont eu lieu le 11 décembre 2005. Elles ont vu la victoire du parti Obnovlenie (Renouveau) qui occupe 23 sièges sur 43 (3). Son chef, Evguéni Chevtchouk, préside le Parlement. Notons enfin qu'en 2002 le Soviet suprême a formé une Cour constitutionnelle destinée à incarner le pouvoir judiciaire.
Un homme se trouve au centre de ce système : Igor Smirnov, élu président en 1991 et réélu tous les cinq ans au suffrage universel. Né en 1941 au Kamtchatka, dans l'extrême Est du pays, le futur leader de la RMT a effectué une carrière brillante dans l'économie soviétique. De 1959 à 1987, il travaille à l'usine de construction de machines électriques de Novaïa Kakhovka, dans la région de Kherson, en Ukraine. Entré dans la profession en tant que simple ouvrier, il gravit tous les échelons pour se retrouver directeur adjoint chargé de la production. En 1987, il s'installe à Tiraspol, où il prend la tête d'une grande usine dénommée Elektromach. Deux ans plus tard, en pleine perestroïka, il fait irruption sur la scène politique locale. En février 1990, il est élu député à la fois du conseil de la ville de Tiraspol et de la république soviétique socialiste (RSS) de Moldavie au Soviet suprême de l'URSS. Son ascension est fulgurante : en avril de cette même année, il devient président du Conseil des députés du peuple de Tiraspol. En juin, il est le numéro un du Conseil de coordination du développement socio-économique de la ville. Le 2 septembre, lors du deuxième congrès des députés de Transnistrie - qui proclame l'existence de la RMT laquelle, auparavant, n'avait aucun statut propre -, il est désigné président du Soviet suprême temporaire de la nouvelle entité. Après l'élection du Soviet suprême par la population, il conservera ce poste jusqu'à la première présidentielle, en 1991, date à laquelle il prendra les rênes de la petite République séparatiste. Réélu en décembre 2006, Igor Smirnov présidera aux destinées de la RMT au moins jusqu'en 2011.
Ses conceptions économiques sont celles d'un étatiste convaincu. S'il est partisan de l'économie de marché, il n'en pense pas moins que celle-ci doit être strictement encadrée par l'État, qui doit jouer un rôle central dans le contrôle des ressources naturelles et de l'industrie lourde. Au niveau politique, Smirnov est un opposant déclaré du parlementarisme. À ses yeux, dans une république parlementaire, les partis luttent avant tout pour défendre leurs intérêts au lieu de se consacrer au bien-être de la nation. C'est pourquoi il est partisan d'un régime présidentiel fort où l'exécutif occupe une place dominante. Il n'en demeure pas moins que l'inébranlable numéro un transnistrien n'est pas un tenant de la dictature individuelle : d'ailleurs, il n'hésite pas à critiquer l'expérience soviétique pour sa dureté, son trop-plein de réglementations et sa tendance à tuer dans l'oeuf la moindre initiative.
Mais pourquoi la Transnistrie aspire-t-elle tant à couper les ponts avec la république de Moldavie ? Pour le comprendre, il faut revenir en 1989. C'est cette année-là qu'émergea au grand jour le conflit latent qui opposait la direction moldave installée dans la capitale, Chisinau, à la population des régions sises à l'est du Dniestr - régions qui allaient former, un peu plus tard, la république moldave de Transnistrie.
L'antagonisme entre Tiraspol et Chisinau avait deux raisons majeures : d'une part, la politique soviétique en matière de création d'entités administratives (qui avait abouti, en 1944, à la naissance d'une RSS de Moldavie à l'unité illusoire) ; et, d'autre part, la primauté systématiquement donnée aux « intérêts nationaux », c'est-à-dire l'idée selon laquelle les Républiques « appartenaient » aux peuples dont elles portaient le nom. C'est au nom de cette idée que, à la fin des années 1980, les Moldaves ont souhaité « reprendre en main » toute la Moldavie, y compris la Transnistrie, où les Moldaves ethniques étaient pourtant minoritaires...
Le conflit a connu plusieurs phases.
- La première, de 1989 à 1991, s'est déroulée dans le cadre d'une URSS agonisante. C'est alors qu'a commencé le processus de désintégration de la Moldavie soviétique. Le détonateur en fut la décision des dirigeants de Chisinau d'instaurer une loi « sur la langue de la république soviétique socialiste de Moldavie » qui visait à faire transcrire dorénavant la « langue moldave » en caractères latins et non plus cyrilliques, ce qui revenait à reconnaître que cette langue était identique au roumain (4). Cette loi prévoyait également que le roumain deviendrait la langue officielle de la Moldavie tout entière. Or les Russes et les Ukrainiens installés en Transnistrie ne parlaient que leurs langues respectives, et non le roumain. De plus, les symboles étatiques ont été modifiés, toujours dans le sens d'une plus grande « roumanisation ». Last but not least : un éventuel rattachement de la Moldavie entière à la Roumanie était sur toutes les lèvres.
Les habitants de la Transnistrie ne l'entendirent pas de cette oreille et se mirent immédiatement en grève. Les protestataires exigeaient l'introduction du bilinguisme - le russe devant, selon eux, être langue officielle au même titre que le roumain - et l'abandon de la « roumanisation » des symboles nationaux. Le mouvement prit de l'ampleur et, progressivement, obtint le contrôle politique de toute la région. On évoqua précipitamment une solution : la formation d'une « république autonome de Transnistrie » au sein de la Moldavie. Mais il était trop tard. Des structures de pouvoir furent créées. Chisinau ne réussit pas à l'empêcher.
En septembre 1990, on l'a dit, la république de Transnistrie proclama son détachement de la Moldavie. Dans la foulée, elle réclama le statut de République soviétique socialiste au sein de l'URSS, laquelle n'était pas encore officiellement dissoute. Si cette exigence avait été acceptée, la Transnistrie serait devenue l'égale juridique de toutes les autres RSS : Russie, Ukraine, Moldavie, etc. Ce qui signifie qu'elle serait devenue un État indépendant dès le démantèlement définitif de l'Union... Durant l'année suivante, jusqu'à la dissolution officielle de l'URSS, survenue le 8 décembre 1991, les leaders de la RMT tentèrent d'obtenir du Kremlin une reconnaissance formelle de leur nouveau statut. Sans succès. Dans le même temps, des escarmouches entre les Transnistriens et les forces moldaves firent de premières victimes...
- La seconde phase, qui s'étend de 1992 à nos jours, est une opposition entre un État internationalement reconnu, la république de Moldavie, et une formation étatique autoproclamée, la RMT. L'année 1992 vit de violents affrontements opposant l'armée moldave, appuyée par des paramilitaires volontaires, à la « garde républicaine » de Transnistrie, soutenue en sous-main par la 14e armée russe (qui, officiellement, ne s'est pas engagée dans le conflit). Cette véritable guerre connut son apogée en juin-juillet 1992, lors des combats autour de Bendery. Il y eut des centaines de morts de part et d'autre. Après cette tragédie, de nouvelles tentatives visant à régler le conflit eurent lieu. Les militaires moldaves, transnistriens et russes finirent par s'entendre sur un cessez-le-feu et sur la mise en place d'une force commune de maintien de la paix. En 1994, Chisinau et Tiraspol entamèrent des négociations directes qui aboutirent à la signature, le 5 juillet 1995, d'un accord sur la paix et sur les garanties de sécurité. Ce fut le premier document international paraphé par la Transnistrie. La Russie et l'Ukraine se portèrent garantes de la paix entre les deux protagonistes, et l'OSCE joua un rôle d'intermédiaire dans les discussions.
Au début de la décennie suivante, les États-Unis et l'Union européenne décidèrent de participer plus activement au règlement du conflit. On arriva très près d'un accord définitif en 2003 au moment où Dimitri Kozak, alors numéro deux de l'administration présidentielle russe, proposa un Mémorandum instaurant un État fédéral de Moldavie au sein duquel la Transnistrie jouirait d'une indépendance de fait. Les deux parties signèrent ce texte mais, à la veille de son adoption définitive, les représentants moldaves décidèrent brusquement de se rétracter. Du point de vue des dirigeants de la Transnistrie, ce refus illustre l'incapacité du président moldave, Vladimir Voronine, à conduire avec eux un dialogue d'égal à égal. À Chisinau, on explique que ce brusque changement d'avis était dû au fait que les acteurs « extérieurs », à savoir l'OSCE, le Conseil de l'Europe, l'UE et les États-Unis, n'ont pas réellement soutenu le Mémorandum Kozak.
Aujourd'hui, le conflit est « gelé » mais toujours pas réglé. Depuis l'échec de la conciliation de 2003, les deux parties se regardent en chiens de faïence. La Moldavie campe sur le « maintien de l'intégrité territoriale » de son État tandis que la RMT refuse de revenir dans le giron de Chisinau. Est-il encore possible de débloquer la situation dans cette région souvent dénoncée comme étant une véritable zone de non-droit où la contrebande s'exerce sans contraintes ?
Dans cet entretien exceptionnel, l'inamovible homme fort de la RMT, Igor Smirnov, qui rencontre rarement la presse occidentale, défend sa ligne avec pugnacité et éloquence. Certain du soutien de ses compatriotes, il martèle son credo : tout retour en arrière est impossible.
S. M.

Sergueï Markedonov - Voilà seize ans que la Transnistrie lutte pour sa reconnaissance. À la différence des autres États non reconnus de l'ex-URSS - l'Abkhazie, l'Ossétie du Sud et le Haut-Karabakh -, votre région ne possédait pas le statut de république autonome à l'époque soviétique. Pourtant, la Transnistrie a été le premier État autoproclamé à voir le jour dans l'espace post-soviétique - un an avant la République du Haut-Karabakh. Vous avez, en quelque sorte, été un éclaireur ! Qu'est-ce qui explique le phénomène transnistrien ?

Igor Smirnov - À la fin des années 1980, il existait un État immense qui s'appelait l'URSS. Cet État s'est écroulé en quelques mois comme un château de cartes. Alors, dans tout le pays, les sentiments nationalistes - qui étaient auparavant endigués par le centre - ont brusquement explosé. On parla un peu partout de « renaissance nationale » ; mais, malheureusement, dans de nombreux cas, le renouveau patriotique a dérivé vers une sorte de national-fascisme.
Le peuple de Transnistrie ne risquait pas de connaître une telle évolution. Pour une raison simple : il s'agit d'un peuple extrêmement métissé. Nous nous trouvons au carrefour de l'Europe et de l'Asie, et notre terre accueille depuis des siècles des populations d'origines diverses. C'est pourquoi, chez nous, les idéaux internationalistes soviétiques ont toujours été particulièrement vivaces. L'URSS promouvait l'égalité de droits entre les citoyens, dans tous les domaines. Égalité dans l'accès à sa propre langue et à sa propre culture, égalité face au travail, égalité sociale, etc. Des valeurs dans lesquelles la Transnistrie se retrouvait pleinement !
Le problème, c'est que, de 1944 à la fin de l'URSS, notre région a été fusionnée avec la Bessarabie dans le cadre de la « république de Moldavie ». Nous avons vécu côte à côte pendant une période assez courte : à l'échelle historique, quarante ans, ce n'est pas si long ! L'ouest de la Moldavie était peuplé de Moldaves roumanophones tandis que, chez nous, il y avait autant de Moldaves que de Russes et d'Ukrainiens - ce qui impliquait, en particulier, que l'on pouvait très bien vivre en Transnistrie en ne parlant que le russe, langue dominante de l'URSS. À la fin des années 1980, les nationalistes moldaves ont lancé une offensive sur ce qui était le plus sacré pour nous : la langue et, partant, la culture. Naturellement, la Transnistrie a tout fait pour résister. Mais nous étions respectueux des lois soviétiques, toujours en vigueur à ce moment-là. Nous désirions sauvegarder notre société fondée sur l'égalité de tous. C'est pourquoi nous avons officiellement instauré, au sein de la Transnistrie, le multilinguisme. Aujourd'hui, nous avons trois langues officielles : le russe, l'ukrainien et le moldave. Il n'y a là rien de spécialement original : des pays comme la Belgique ou la Suisse, entre autres, ont également plusieurs langues officielles.

S. M. - Avez-vous essayé de trouver un terrain d'entente avec Chisinau ?

I. S. - Naturellement ! D'abord, nous avons proposé aux leaders moldaves de mettre en place une zone …