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CRISE DE REGIME A BUCAREST

Le consensus qui semblait prévaloir en Roumanie au nom d'un enjeu crucial - l'adhésion à l'Union européenne - a volé en éclats sitôt cet objectif atteint. Quatre mois à peine après avoir intégré l'UE, la jeune démocratie roumaine a été frappée par une crise institutionnelle qui confirme sa fragilité. Le conflit oppose le président Traian Basescu à un Parlement qui a vainement tenté de le destituer : le 19 mai, à l'issue d'un référendum, le chef de l'État roumain a été reconduit dans ses fonctions avec 74,4 % des suffrages. Mais la hache de guerre n'a pas été enterrée pour autant. La Roumanie est entrée dans une zone de turbulences qui s'annoncent durables. Cette instabilité menace de remettre en question la poursuite des réformes exigées par Bruxelles et de freiner une dynamique économique qui avait enfin permis au pays de gagner la confiance des milieux d'affaires occidentaux. Si la crise était prévisible, son ampleur a surpris les observateurs. Formée en vue de gagner les élections législatives et présidentielle de 2004, l'Alliance Justice et Vérité (DA), qui réunissait le Parti démocrate (PD) de Traian Basescu et le Parti national libéral (PNL) du premier ministre Calin Popescu Tariceanu, avait très vite manifesté des signes de tension. Seules la perspective d'intégrer l'UE et la menace brandie par la Commission européenne de reporter d'un an l'adhésion avaient réussi à cimenter la coalition gouvernementale formée le 27 décembre 2004.
Il est vrai que rien, sinon l'opportunisme, ne prédisposait le Parti démocrate, le Parti national libéral, l'Union démocratique des Magyars de Roumanie (UDMR) et le Parti conservateur (PC) à gouverner ensemble (1). Issu, tout comme le Parti social-démocrate (PSD, opposition), du Front de salut national, lui-même héritier du Parti communiste roumain, le PD a été fondé en 1992 par l'ancien premier ministre Petre Roman. Il s'est longtemps réclamé de la social-démocratie avant de se référer, à partir de 2005, aux valeurs de la démocratie-chrétienne. Le PNL, dernier parti historique encore en activité, s'identifie à une formation de droite libérale. Quant à l'UDMR, qui ne représente que la communauté hongroise (6 % à 7 % de l'électorat), elle était auparavant l'alliée du Parti social-démocrate, à l'instar du petit Parti conservateur (ex-Parti humaniste), dirigé par Dan Voiculescu, un magnat de la presse accusé d'avoir fait fortune grâce à ses liens avec la Securitate, la police politique communiste.
Les divergences de vues entre le premier ministre et le président étaient de notoriété publique. Dès 2005, Traian Basescu avait vainement réclamé la démission du gouvernement de M. Popescu Tariceanu dans le but d'organiser des législatives anticipées. Le président roumain avait allégué qu'une majorité lui aurait permis de mettre fin à une coalition « impure » avec le Parti conservateur. Par la suite, Traian Basescu n'avait pas ménagé le gouvernement, critiquant sa gestion des graves inondations de 2005 ou des premiers cas de grippe aviaire. Le premier ministre s'était encore heurté au président en proposant une loi visant à placer sous le contrôle du Parlement des services secrets que M. Basescu considérait comme sa chasse gardée. Les deux hommes s'étaient, enfin, affrontés sur la question des troupes roumaines dépêchées en Irak (600 hommes actuellement). Partisan de leur rapatriement d'ici à la fin de l'année, Calin Popescu Tariceanu avait ainsi contrarié le tropisme américain du président roumain, qui ne cache pas son ambition d'instaurer une relation privilégiée avec les États-Unis (2).
Le 2 avril, M. Popescu Tariceanu officialisait la rupture. Accusant Traian Basescu de bloquer l'action de son cabinet, le premier ministre formait un nouveau gouvernement excluant le Parti démocrate. Qui plus est, il remerciait deux figures emblématiques de la lutte anti-corruption très appréciées à Bruxelles : la ministre de la Justice Monica Macovei et le ministre de l'Intérieur Vasile Blaga. Le nouveau gouvernement était aussitôt investi grâce au soutien du Parti social-démocrate.
Le bras de fer vira très vite à la guerre institutionnelle. À l'initiative du Parti social-démocrate et des ultranationalistes de Romania Mare (Grande Roumanie), le président était suspendu de ses fonctions par le Parlement pour avoir « enfreint la Constitution » et fait preuve d'une « attitude partisane » en « refusant de manière injustifiée de nommer des ministres proposés par le chef du gouvernement ». Bien que la Cour constitutionnelle eût estimé que les dix-huit chefs d'accusation retenus par le Parlement « ne représentaient pas de violations graves de la Loi fondamentale », 322 des 469 parlementaires approuvaient la suspension. Une fronde contre nature puisqu'elle rassemblait deux formations d'opposition - le PSD et Romania Mare - et trois des quatre partis membres de la coalition gouvernementale (le PNL, l'UDMR et le PC).
Conformément à la loi, un référendum était organisé, le 19 mai, invitant les électeurs roumains à se prononcer sur la destitution du président. Au mépris des règles démocratiques, le Parlement votait quelques jours auparavant un amendement facilitant cette procédure puisqu'il stipulait qu'une majorité de votants - et non plus d'électeurs inscrits - suffisait pour démettre le chef de l'État. Cette modification, entérinée par la Cour constitutionnelle, suscitait de vives protestations.
Taxé d'« autoritarisme », Traian Basescu menaçait-il vraiment la démocratie comme l'affirment ses adversaires ? Impulsif, grande gueule, provocateur, privilégiant les rapports de force et les manoeuvres politiciennes, cet ancien capitaine de la marine marchande qui verse volontiers dans le populisme et tend peut-être à se comporter comme s'il était seul maître à bord, n'a, certes, rien fait pour calmer le jeu. De même, il serait naïf d'ignorer que son action, visant officiellement à moraliser la vie publique, était aussi dictée par des calculs électoralistes et un solide appétit de pouvoir.
La forte personnalité du président ne saurait, cependant, masquer le véritable enjeu de cette crise : la remise en cause d'un système oligarchique hérité de la transition, à savoir le contrôle des institutions et de l'appareil d'État par une nouvelle classe d'entrepreneurs enrichis dans des conditions opaques lors du passage à l'économie de marché. Sous la houlette du président, la lutte contre la grande corruption, qui malgré les injonctions de la Commission européenne était restée sans effets jusqu'en 2004, a permis sinon de démanteler les réseaux d'influence, du moins de mettre fin au sentiment d'impunité qui caractérisait jusqu'ici les élites dirigeantes roumaines.
Cette croisade contre la grande corruption s'est accompagnée d'une campagne de « lustration » dont les précédents gouvernements avaient préféré faire l'économie. L'ouverture des archives de la Securitate a déstabilisé une classe politique qui, dans une large mesure, s'était compromise avec le régime de Nicolae Ceausescu. Ce travail de mémoire s'est, du même coup, heurté à une forte hostilité.
Le 20 mai dernier, Traian Basescu a regagné le palais présidentiel de Cotroceni, légitimé par les urnes mais pratiquement sans pouvoir. Devenu ultra-minoritaire, le cabinet de M. Popescu Tariceanu devra passer sous les fourches Caudines de l'opposition pour pouvoir gouverner. Des retournements d'alliances sont probables alors que la Roumanie se prépare à une série d'échéances électorales. Aux européennes prévues cet automne succéderont des locales au premier semestre 2008, des législatives à l'automne 2008, de nouvelles européennes en juin 2009 et une présidentielle fin 2009.
Quelles seront les conséquences de cette crise ? L'image de la classe politique en sort assurément ternie. Ce discrédit, le coût social des réformes, la pauvreté (3), la difficulté d'une partie de la population à s'ancrer dans les valeurs démocratiques ouvrent une voie royale aux chantres d'un national-populisme qui a déjà su séduire les perdants de la transition en Pologne ou en Slovaquie. Nouveau venu sur la scène politique roumaine, Gigi Becali, 48 ans, patron du club de football Steaua Bucarest et chef du Parti de la nouvelle génération (PNG), est de ceux-là. Cet homme d'affaires au passé obscur qui se targue de vouloir « sauver » la Roumanie est déjà devenu, grâce à un détonnant mélange de nationalisme, de religiosité et de généreux subsides, la personnalité la plus populaire du pays après Traian Basescu. Sa formation talonne, voire dépasse, le Parti national libéral dans les intentions de vote.
La deuxième incertitude concerne la poursuite des réformes dans deux domaines considérés comme prioritaires par Bruxelles : la justice et la lutte contre la corruption. Par une décision du 13 décembre 2006, la Commission européenne a mis en place un « mécanisme de coopération et de vérification » des progrès réalisés. L'objectif de ce suivi, qui sera assuré par des missions d'experts, est de vérifier que l'acquis communautaire sera respecté par la Roumanie. Dans le cas contraire, la Commission européenne serait en droit d'appliquer des mesures correctives : clauses de sauvegarde sectorielles, procédures d'infraction, blocage des fonds communautaires (4).
Dernière inconnue : l'impact de la crise politique sur l'économie roumaine qui connaît depuis 2004 des développements très positifs. La croissance s'est élevée à 7,7 % en 2006 -un record en Europe -, l'hyperinflation a été jugulée (moins de 5 % en 2006 contre 35 % en 2001) et les investissements directs étrangers, qui connaissent un décollage spectaculaire depuis 2004, ont encore augmenté de 41 % en 2006 par rapport à l'année précédente (passant de 21,9 milliards d'euros à 30,9 milliards). Ces bonnes performances macroéconomiques ont été saluées par les grandes institutions financières occidentales. Elles se sont également traduites par une amélioration de la note risque-pays attribuée par les agences spécialisées (5).
Sur tous ces sujets, et sur bien d'autres, Traian Basescu répond aux questions de Politique Internationale. Âgé de 55 ans, il a commencé sa carrière politique comme ministre des Transports de 1991 à 1992 sous la présidence de Ion Iliescu. Expérience qu'il renouvela de 1996 à 2000, cette fois dans le gouvernement de centre droit du président Emil Constantinescu. En 2000, il est élu maire de Bucarest. Il continuera d'administrer la capitale roumaine jusqu'à la présidentielle des 28 novembre et 12 décembre 2004, qu'il remporte avec 51,23 % des suffrages. Sa détermination et son franc-parler lui valent une popularité qui ne s'est jamais démentie depuis son élection. Il vient aussi de prouver qu'en bon marin il ne redoutait pas d'affronter les tempêtes...
A. T.

Arielle Thédrel - Monsieur le Président, pourquoi les trois quarts des parlementaires ont-ils voulu vous destituer ?

Traian Basescu - Pour trois raisons : d'abord, parce que le 7 décembre dernier, lors d'une séance solennelle au Parlement, j'ai condamné les crimes du communisme. La classe politique roumaine s'était refusé jusqu'ici à réaliser ce travail de mémoire car un grand nombre d'anciens communistes sont toujours en activité dans la sphère politique ou économique. La deuxième explication, c'est qu'à la fin de l'an dernier s'est achevé le transfert d'environ un million et demi de dossiers de l'ancienne police politique communiste vers le CNAS, le Conseil national chargé des archives de la Securitate. Cette volonté de transparence gêne tous ceux qui se sont compromis avec l'ancien régime. Le CNAS a été créé en 1999, mais il a été longtemps réduit à l'impuissance faute de volonté politique.
La troisième raison est liée à la lutte contre la corruption, une priorité de mon mandat. Avec l'aide de Mme Monica Macovei, ministre de la Justice jusqu'au 2 avril dernier, j'ai voulu mettre en place une justice indépendante. Et nous y sommes parvenus. Une dizaine de ministres et de parlementaires ont été mis en examen. Parmi eux, l'ex-premier ministre Adrian Nastase. L'ancien président Ion Iliescu est lui aussi sous le coup d'une enquête pour les crimes commis pendant la révolution de 1989 et les descentes de mineurs de 1990. Sans parler d'un certain nombre d'hommes d'affaires très influents. Des patrons politiques de judets (départements, NDLR) sont, eux aussi, sur la sellette. Alors, beaucoup de gens se sont dit : « À quand notre tour ? » Ils ont eu peur. Ils ont compris qu'ils ne pourraient plus rester au-dessus des lois. Mais ce n'est pas moi qui les menace. C'est simplement que la justice roumaine est devenue indépendante. Elle peut enfin travailler normalement. Voilà pourquoi on a tenté de me destituer.

A. T. - Certains observateurs ont qualifié l'initiative des députés de « putsch parlementaire ». Qu'en pensez-vous ?

T. B. - C'est bien davantage qu'un putsch. L'action dirigée contre moi s'est déroulée en deux étapes. Dans un premier temps, avec l'appui de Mircea Geoana, le chef de file du Parti social-démocrate, et de Ion Iliescu, le premier ministre a éliminé du gouvernement les ministres issus de ma formation ainsi que Mme Macovei, qui est indépendante. Après cette éviction du Parti démocrate, une majorité de parlementaires a voté en faveur de la suspension du président. La Constitution prévoit que le chef de l'État peut être destitué par le Parlement soit pour haute trahison, soit parce qu'il a enfreint la Constitution. Or la Cour constitutionnelle a constaté que je n'avais violé aucun article de la loi fondamentale. Je précise que cette Cour ne peut être suspectée de partialité puisque ses membres ont été nommés par mes prédécesseurs. Néanmoins, 322 parlementaires ont passé outre à ce verdict et ont voté en faveur de ma suspension. Ce qui est paradoxal, c'est que la Cour constitutionnelle a validé ce vote ! …