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ESTONIE: L'OMBRE DE MOSCOU

Né le 26 décembre 1953, Toomas Hendrik Ilves a grandi aux États-Unis, où ses parents avaient fui après l'annexion de l'Estonie par l'Union soviétique en août 1940. Diplômé de psychologie des Universités de Columbia et de Pennsylvanie, il a également vécu à Vancouver (Canada) et à Munich (Allemagne), où il a dirigé la section estonienne de Radio Free Europe. En 1993, deux ans après le retour de l'Estonie à l'indépendance, il a abandonné sa citoyenneté américaine avant de devenir l'ambassadeur à Washington de ce pays balte de 1,3 million d'habitants.Ministre des Affaires étrangères à deux reprises (1996-1998 et 1999-2002), il a activement participé aux négociations d'adhésion de l'Estonie à l'Union européenne et à l'Otan, couronnées de succès en 2004. Peu après, il a été élu au Parlement européen, où il a occupé le poste de vice-président de la Commission des Affaires étrangères. Candidat à la présidence estonienne sous l'étiquette social-démocrate, cet homme à l'éternel noeud papillon a été élu, par un collège électoral de députés et de représentants des collectivités locales, face au président sortant, Arnold Ruutel - qui, à 78 ans, faisait figure de favori. En Estonie, les prérogatives du président se limitent essentiellement à la politique étrangère. En tant que chef de l'État, il est également le commandant suprême des armées. Enfin, il dispose du droit de veto sur les lois adoptées par le Parlement (Riigikogu).
Depuis son indépendance, l'Estonie s'était surtout illustrée par sa capacité de réforme et d'adaptation à l'économie de marché ; par sa propension à attirer les investissements directs étrangers ; par ses innovations technologiques, notamment en termes de vote électronique ; ainsi que par une relative stabilité en comparaison avec ses voisins baltes. Mais, en avril dernier, le petit pays s'est retrouvé sous le feu des projecteurs à cause de l'« affaire du mémorial ». L'objet du litige était une statue de bronze représentant un combattant de l'Armée rouge (érigée par le régime communiste en 1947 dans le centre de la capitale, Tallinn, sur un lieu où avaient été enterrés plusieurs soldats soviétiques tombés lors de la reprise de la ville aux Nazis), que les autorités estoniennes avaient décidé de transférer dans un cimetière d'un quartier excentré de la ville. Pour une bonne partie de la minorité russophone d'Estonie, ce mémorial symbolisait les sacrifices consentis par l'URSS pour vaincre l'hitlérisme. Les russophones, qui représentaient près de 40 % de la population de la République à la fin de l'époque soviétique, ne sont plus que 29 % aujourd'hui et s'estiment souvent lésés dans leurs droits par les dirigeants estoniens, qu'ils accusent de conduire à leur égard une politique discriminatoire. Ces accusations, régulièrement relayées et amplifiées par les médias et la classe politique de Russie, contribuent, depuis des années, à entretenir une certaine tension entre Moscou et Tallinn. Dans ce contexte, le déplacement du monument a mis le feu aux poudres.
Pendant trois nuits consécutives, du 26 au 29 avril, des émeutes ont opposé des manifestants russophones aux forces de police. Bilan : près d'un millier d'interpellations, quelque cent cinquante blessés, un mort (dans des circonstances peu claires n'ayant apparemment pas de lien direct avec les affrontements) et des dizaines de vitrines brisées. La crise a rapidement pris un tour diplomatique : tandis que les Russes, Vladimir Poutine en tête, criaient au « sacrilège », les Estoniens, de leur côté, en appelaient à la solidarité européenne face à ce qu'ils percevaient comme une « opération de déstabilisation » téléguidée depuis le Kremlin. On le voit : même indépendante depuis plus de quinze ans, même intégrée à l'UE et à l'Otan, l'Estonie n'est pas encore complètement sortie de l'ombre envahissante de Moscou.
A. J.

Antoine Jacob - Monsieur le président, on a rarement autant parlé de l'Estonie que ce printemps, lors de la polémique suscitée par le déplacement du monument aux morts soviétiques. Avant d'analyser en profondeur ce que cette crise révèle, pouvez-vous nous dire si vous étiez, vous-même, favorable à ce transfert ?

Toomas Hendrik Ilves - Avant le déplacement de la statue, je pensais qu'il serait possible de trouver une autre solution. Mon idée était d'élargir la portée de ce monument, à l'image de ce qui s'est passé avec la Neue Wache à Berlin. À l'origine, ce monument avait été construit sous Frédéric-Guillaume III de Prusse pour abriter la Garde royale. Après la Première Guerre mondiale, il a été transformé en mémorial aux soldats morts pendant ce conflit. Ensuite, Adolf Hitler en a fait un lieu exaltant son régime. Sérieusement endommagé lors des bombardements de Berlin en 1945, le monument, une fois restauré et passé entre les mains de la RDA, a été consacré aux « victimes du fascisme et du militarisme ». Enfin, après la réunification allemande, le gouvernement de Helmut Kohl l'a converti en mémorial dédié à toutes les victimes du totalitarisme.
Je voulais faire quelque chose de ce genre concernant la statue de bronze de Tallinn. Le problème, c'est que mon idée n'a pas reçu un soutien suffisant. Elle n'a pas été approuvée par les Russes d'Estonie, parce qu'ils voulaient précisément que la statue demeure un monument au pouvoir soviétique. Quant aux Estoniens de souche, eux non plus n'ont pas été séduits par mon initiative... Dans un premier temps, j'ai opposé mon veto à une loi qui avait été adoptée pour faciliter le déplacement de cette statue. Mais il n'était pas possible de l'empêcher, car il existait tout de même une base légale pour cette opération, prévue par une précédente loi (1). Bref, les Estoniens ont agi conformément à la loi.
J'aimerais aussi insister sur le fait que, au cours des six derniers mois, la Fédération de Russie, qui nous a tellement reproché d'avoir touché à ce « lieu sacré », a détruit - je dis bien « détruit », et non « déplacé » - cinq monuments comparables situés sur son territoire. Y compris en utilisant des bulldozers pour faire place nette à un centre commercial ! La vérité saute aux yeux : cette affaire n'était qu'un prétexte utilisé par les Russes, qui en cherchaient un depuis quinze ans pour embarrasser l'Estonie et tenter de la discréditer au niveau international. Car les manifestations contre le déplacement de la statue vers un cimetière militaire de Tallinn ont bel et bien été orchestrées par l'ambassade de Russie dans notre pays.

A. J. - Mais pourquoi avoir attendu si longtemps pour déplacer cette statue, si elle gênait tant les autorités estoniennes ? Pourquoi ne pas l'avoir fait dès l'indépendance, acquise en 1991 ?

T. H. I. - Il est vrai que, dans les années qui ont suivi le rétablissement de l'indépendance, personne ne s'en est réellement préoccupé. L'explication est fort simple …