Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'EUROPE QUI TOMBE

Edmund S. Phelps (né le 26 juillet 1933 à Evanston, Illinois, États-Unis) est surtout connu pour ses travaux sur la croissance économique menés à la Yale's Cowles Foundation dans les années 1960. Il a notamment développé une analyse des déterminants de l'emploi, du chômage et de l'inflation qui, pour la première fois, conférait un rôle central au jeu des anticipations des agents économiques. À ce titre, il fut l'un des inventeurs du « taux naturel de chômage », concept qui a joué un grand rôle lors de l'offensive (réussie) des économistes de l'école de Chicago - Milton Friedman en tête - contre le monopole de la pensée keynésienne, dans les années 1970-1980. C'est à l'Université de Columbia, où il enseigne actuellement, qu'il a appris, le 9 octobre dernier, la décision du comité Nobel de le récompenser pour ses travaux consacrés aux politiques macroéconomiques à long terme.Depuis plusieurs années, Edmund Phelps concentre ses réflexions sur la notion de « dynamisme », ce qui le conduit à s'interroger sur ce qui distingue l'économie américaine des économies européennes. Le lendemain même de l'annonce de son prix Nobel, il a publié dans le Wall Street Journal un article intitulé « Dynamic Capitalism » dans lequel il critique le capitalisme européen, de nature corporatiste, et vante le système capitaliste anglo-saxon, plus efficace et plus juste. À ses yeux, le capitalisme pur, loin des clichés, est d'abord et avant tout l'économie de la réalisation personnelle.
Pour Edmund Phelps, l'Europe souffre de structures obsolètes héritées du corporatisme tel qu'il est apparu au XXe siècle dans l'entre-deux-guerres : un système où coexistent des syndicats, de grandes entreprises régies sur le mode de l'économie administrée et un gouvernement dont le rôle consiste à apaiser les conflits et à freiner les changements. D'où de multiples rigidités qui empêchent d'avancer au rythme de l'évolution du monde. Ces blocages, auxquels s'ajoute une nocive politisation des décisions, éloignent l'Europe d'une Amérique où les structures entrepreneuriales sont bien plus libres de s'ouvrir aux innovations. Résultat : l'Europe se condamne à une croissance plus faible et s'enlise durablement dans un processus de déclin.
Ce sont ces thèmes qui forment la trame de l'entretien qu'Edmund Phelps a accordé au magazine allemand Cicero et à Politique Internationale.
Henri Lepage (1)

Nils aus dem Moore - De quelle manière le prix Nobel a-t-il changé votre vie ?

Edmund Phelps - Pour être franc, cette expérience n'est pas désagréable. Rien de tel qu'un prix de ce style pour vous redonner confiance et énergie ! C'est l'occasion d'échanger avec un grand nombre de gens sur des idées qui vous tiennent à coeur. Or j'ai la chance de travailler sur des thèmes qui intéressent aujourd'hui un public beaucoup plus large que le cercle étroit des économistes spécialisés avec lesquels j'avais l'habitude de discuter jusque-là. Le côté négatif, c'est que je me retrouve avec deux fois plus de travail qu'avant !

N. M. - Au cours des dix dernières années, vous avez surtout travaillé sur un projet d'aide aux bas salaires. En France, lors de la campagne présidentielle, deux logiques se sont affrontées, les uns prônant des allégements de charges pour les bas salaires afin de favoriser l'embauche, les autres une hausse du salaire minimum pour relancer la consommation. En Allemagne, où le SMIC n'existe pas, il est question d'introduire un salaire minimum fixé par l'État, mais l'aide aux bas salaires n'est expérimentée que dans quelques régions tests, et pour des groupes de population limités, comme les jeunes. Que pensez-vous de ces débats ?

E. P. - J'ai lu quelque chose dans le Financial Times à propos du projet « Kombilohn » (2) expérimenté en Basse-Saxe à l'initiative de son ministre-président, Christian Wulff. J'espère que cette aide aux bas salaires sera un jour étendue à tout le pays. En revanche, je n'aime pas tellement l'idée d'un salaire minimum. Si cette mesure a pour effet de réduire le nombre d'emplois dans les tranches de salaires les plus basses, elle aboutit à l'inverse du résultat recherché. Mais vous n'éviterez jamais qu'il y ait toujours des emplois « au noir » rémunérés au-dessous du minimum légal ; des emplois clandestins difficiles à trouver ; et, surtout, des emplois sans aucune protection légale.

N. M. - Les syndicats craignent qu'un projet comme le « Kombilohn », s'il est généralisé, n'encourage les employeurs à profiter des subventions ainsi offertes pour tirer les salaires vers le bas...

E. P. - Il faut que le mécanisme soit progressif et plafonné de manière à éviter les effets pervers.

N. M. - Ne représente-t-il pas une lourde charge financière ?

E. P. - Son coût pourrait effectivement avoisiner un pour cent du PNB. Mais l'important n'est pas là : le but est de revaloriser les rémunérations offertes aux emplois situés en bas de l'échelle ; savoir si cela coûtera un demi pour cent du PNB, un pour cent ou même un pour cent et demi importe peu. Je comprends mal qu'une société aussi riche que la nôtre puisse tolérer que des gens se retrouvent marginalisés, quasiment exclus du système marchand.

N. M. - Vous avez déclaré un jour que le principal objectif de votre projet n'était pas tant la croissance que la justice. Quelle est votre conception de la justice économique ?

E. P. …