UN HOMME LIBRE

n° 116 - Été 2007

Les élections législatives et présidentielle de l'automne 2005 ont ouvert un chapitre mouvementé de la vie politique polonaise avec l'arrivée au sommet de l'État du président Lech Kaczynski, suivie en juillet 2006 de la nomination de son frère jumeau Jaroslaw au poste de premier ministre. Depuis, ce tandem gouverne et mène une politique très conservatrice. Celle-ci s'appuie sur une coalition bancale, constituée du parti conservateur Droit et Justice (PiS), des populistes du parti Autodéfense (Samoobrona) et de la formation d'extrême droite ultra-catholique, la Ligue des familles polonaises (LPR).En face, de nombreux hommes politiques et intellectuels de l'opposition ou de la société civile ont pris la tête d'un mouvement de fronde qui ne cesse de s'étendre. Parmi eux, les anciens présidents Lech Walesa et Aleksander Kwasniewski, le premier estimant que les frères Kaczynski ont « trahi l'idéal » du syndicat libre Solidarnosc.
Dans les rangs de ce mouvement figure également Bronislaw Geremek, l'ancienne figure de proue de Solidarnosc. Intellectuel engagé, conscience politique respectée dans son pays, il est aussi considéré comme l'un des principaux artisans des transformations démocratiques qui, en 1989, ont conduit à la chute du communisme en Pologne. Dix-huit ans plus tard, il condamne un régime autoritaire dont, estime-t-il, les dérives font courir des dangers à la démocratie polonaise.
L'un des volets les plus critiqués de la politique des jumeaux est un vaste programme dit de « lustration », terme d'origine latine (lustratia, purification) utilisé en Pologne pour désigner l'épuration des anciens agents des services de renseignement de la police politique communiste et de leurs informateurs de l'époque. Une loi, adoptée en novembre 2006 par un Parlement majoritairement acquis au tandem Kaczynski, entrée en vigueur le 15 mars 2007, concernait quelque 700 000 personnes : les responsables politiques, les professeurs d'université, les directeurs d'école, les magistrats, avocats et notaires, les gestionnaires d'entreprises d'État et les journalistes. Ceux-ci devaient déclarer par écrit avant le 15 mai 2007 toute collaboration avec la police secrète communiste à l'Institut de la mémoire nationale (IPN), au risque de sanctions allant jusqu'à l'interdiction d'exercer leur profession pendant une période de dix ans. L'IPN devait ensuite vérifier ces déclarations et tout mensonge aurait été puni de la même peine. Mais la Cour constitutionnelle polonaise a invalidé, en date du 11 mai, une série d'articles majeurs du texte de loi. Cet arrêt a rendu cette loi inapplicable dans les faits et caduques toutes les sanctions qui auraient pu être prises. Avant même le jugement de la Cour constitutionnelle, Bronislaw Geremek avait annoncé publiquement sa décision de ne pas se soumettre à la loi, encourant ainsi la perte de son mandat d'eurodéputé. Le premier ministre Jaroslaw Kaczynski a, depuis, annoncé qu'il comptait préparer une nouvelle loi sur la décommunisation.
D'autres ombres planent sur l'action des frères Kaczynski, notamment le rôle de la Pologne au sein de l'Union européenne et ses relations fréquemment tendues avec la Commission de Bruxelles. Il est vrai que les sujets de friction ne manquent pas : les discussions sur le nouveau traité européen ; la négociation d'un accord énergétique entre l'Union européenne et la Russie ; les droits des homosexuels ; l'installation sur le sol polonais d'une partie du bouclier antimissile américain.
Sur toutes ces questions, Bronislaw Geremek, en homme libre qui entend le rester, s'exprime sans détour.
P.-A. D.

Pierre-Antoine Donnet - Vous avez été le seul eurodéputé polonais à refuser de vous plier à la loi de décommunisation qui faisait obligation à 700 000 personnes de déclarer leur éventuelle collaboration avec les anciens services secrets communistes. Quel bilan tirez-vous de cet épisode malheureux ?

Bronislaw Geremek - Je ne dirai pas « malheureux ». C'est, au contraire, un épisode assez heureux de mon activité de député au Parlement européen. Comme vous le savez, j'ai décidé, de façon délibérée, de m'opposer à la loi dite de « lustration » votée par le Parlement polonais. J'ai donc commis, dans ce qu'on appelle la « tradition politique », un acte de désobéissance civique. Pourquoi l'ai-je fait ? Parce que j'ai estimé que cette nouvelle loi était anti-démocratique. Je m'explique.
Premièrement, elle permettait d'invalider le vote de dizaines de milliers d'électeurs - dans mon cas, ils étaient 120 000 - non pas parce que l'élu aurait commis une infraction ou un crime, mais parce qu'il a désobéi à l'administration. Ceux qui refusaient de répondre se voyaient, en effet, interdire automatiquement l'accès à toutes les fonctions publiques. C'était une violation du principe de la démocratie représentative. Deuxièmement, cette loi concernait les journalistes. Or le métier de journaliste exige une indépendance totale à l'égard du gouvernement et de l'État. C'était, par conséquent, une violation de la liberté d'expression. Troisièmement, le texte visait les universitaires et les enseignants. Ils étaient tenus de remplir une déclaration au risque de perdre non seulement leur travail, comme les journalistes, mais également la possibilité d'exercer leur métier. J'ajoute que, dans les milieux académiques, la tradition veut que les enseignants soient élus par leurs pairs. Cette loi allait à l'encontre de l'autonomie de l'enseignement supérieur. Quatrième catégorie de citoyens assujettis : les dirigeants d'entreprises privées dont le capital est partiellement détenu par l'État. Cette fois, c'étaient les fondements de la liberté économique qui étaient bafoués.
À ma très grande satisfaction, en mai dernier, la Cour constitutionnelle a invalidé la plupart des articles de cette loi. Résultat : bien que le texte ait été voté par le Parlement, il est désormais inapplicable dans sa forme actuelle. La question qui était posée était celle de la liquidation du passé communiste. Je suis pour que l'on punisse les crimes staliniens ; je suis aussi pour qu'à l'occasion d'élections un homme qui brigue un mandat démocratique déclare à ses électeurs s'il a ou non collaboré. Au moment des législatives, quelques candidats ont avoué qu'ils avaient travaillé pour la police secrète pendant la période communiste et dans au moins deux cas les électeurs ont, en toute connaissance de cause, décidé de les élire. La conclusion que je tire de toute cette affaire, c'est qu'il existe en Pologne des institutions qui défendent la démocratie et que ce pays reste un État de droit.

P.-A. D. - À vos yeux, celle loi était-elle illégitime ?

B. G. - Elle a été déclarée inconstitutionnelle. Il n'en demeure pas moins que, sur le plan strictement légal, j'ai commis une …