Les Grands de ce monde s'expriment dans

LE LONG COMBAT D'AMNESTY INTERNATIONAL

Chaque année, au printemps, un texte épais de plusieurs centaines de pages fait l'actualité : le rapport d'Amnesty International, qui détaille la situation en matière de droits de l'homme dans plus de cent cinquante pays (1). Largement commenté aussi bien dans la presse que dans les chancelleries des cinq continents, ce document fait autorité. Les exactions commises d'un bout à l'autre de la planète y sont dénoncées, chiffres et témoignages à l'appui. Le tableau est, hélas, toujours sombre, même si les quelques améliorations constatées ici ou là sont autant de motifs d'espoir.Rares sont les dirigeants qui ne redoutent pas la publication de ce rapport. Car Amnesty n'épargne personne. Parfaitement indépendante, forte de plus de deux millions de membres, d'un puissant service juridique et d'une batterie d'experts qui sillonnent le globe, l'organisation s'efforce de révéler ce que les autorités préféreraient souvent dissimuler : le traitement des prisonniers, le sort des minorités, les atteintes à la libre expression, le cours des procès, etc. Et quand elle confère à un détenu le statut de « prisonnier de conscience », elle exerce une pression soutenue sur le gouvernement qui l'a embastillé. Si les dictatures font, naturellement, l'objet des critiques les plus vives, les États démocratiques sont, eux aussi, régulièrement pointés du doigt pour leurs manquements à l'éthique humaniste qu'ils prétendent incarner. Et comme, en plus de quarante-cinq ans d'existence, Amnesty - qui est probablement aujourd'hui l'ONG la plus célèbre de la planète - s'est dotée d'une réputation de sérieux et d'objectivité, ses avis ont toujours une grande résonance.
L'organisation (dont le siège est à Londres mais qui possède des antennes tout autour du globe) rappelle inlassablement aux chefs d'État qu'en tant que membres de l'ONU ils ont promis de respecter la Déclaration universelle des droits de l'homme. Une tâche digne de Sisyphe, estiment les cyniques et les découragés. Un travail difficile mais indispensable, rétorquent les militants, convaincus que, à force de placer les dirigeants face à leurs responsabilités et de mobiliser l'opinion internationale, ils parviennent à faire bouger les choses...
Tout commence en 1961, quand l'avocat britannique Peter Benenson apprend dans la presse que deux jeunes Portugais ont été emprisonnés par le régime de Salazar pour avoir... porté un toast à la liberté. Indigné, il rédige un article intitulé Les prisonniers oubliés, qui suscitera un grand écho. Benenson et ses partisans décident de lancer une campagne visant à défendre les prisonniers d'opinion. Amnesty International est née. Au cours des mois et des années suivants, l'organisation reçoit de nombreux courriers qui attirent son attention sur des milliers d'exactions de par le monde. Progressivement, elle grandit, ouvre des bureaux dans plusieurs pays et s'emploie à effectuer au mieux la double mission qu'elle s'est fixée : d'abord, recueillir des informations aussi précises que possible ; ensuite, rendre ces informations publiques et mobiliser l'opinion.
Bientôt, Amnesty ne s'intéresse plus seulement aux prisonniers d'opinion, mais à toutes les violations des droits humains. Depuis les années 1970, elle mène plusieurs campagnes visant à abolir la torture et la peine de mort. Une action qui vaut en 1974 le prix Nobel de la paix à son secrétaire général, Sean Mc Bride, honoré non pas en son nom propre mais ès qualités. Amnesty elle-même obtient cette récompense trois ans plus tard.
On s'en doute : la plupart des États ne voient pas d'un très bon oeil cette organisation qui se permet de leur faire la leçon. Pendant la guerre froide, Amnesty est traitée d'agent de l'impérialisme américain dans le bloc communiste... tout en étant suspectée de sympathies pour l'URSS dans le camp américain. Depuis le début des années 1990 et, spécialement, après le 11 septembre 2001, les pays démocratiques se plaignent d'être jugés avec les mêmes critères que les régimes autoritaires. Ces derniers, pour leur part, accusent Amnesty de tenter d'imposer une vision « occidentale » qui ne tient pas compte des particularités culturelles locales. Une critique qui, ces dernières années, s'est faite d'autant plus véhémente qu'Irene Khan, secrétaire général de l'ONG depuis 2001, a placé au coeur de ses préoccupations les droits des femmes, bafoués dans de nombreux pays au nom de la tradition ou de la religion.
Irene Khan est une personnalité exceptionnelle. Cette femme musulmane originaire du Bangladesh (trois particularités suffisamment rares à un tel niveau de responsabilités pour être signalées !), diplômée en droit à Manchester et à Harvard, a rejoint le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en 1980. Après une carrière brillante au sein de cette administration, elle devient en 2001, à l'âge de quarante-cinq ans, le septième secrétaire général d'Amnesty International depuis 1961. Elle a accepté, pour Politique Internationale, de répondre aux accusations lancées de tous côtés à l'encontre de son organisation et de décoder les principaux dossiers du moment.
G. R.

Grégory Rayko - Vous avez pris la tête d'Amnesty International quelques jours à peine avant le 11 septembre 2001. De nombreux observateurs estiment que, depuis cette date, la situation en matière de droits de l'homme s'est globalement dégradée. Partagez-vous cette opinion ?

Irene Khan - Ce qui est sûr, c'est que, après le 11 Septembre, une bonne partie des pays occidentaux, qui se targuaient d'être les champions de la démocratie et des droits de l'homme, se sont mis à transiger avec leurs principes. Les préoccupations sécuritaires y sont devenues prioritaires. Par le passé, on avait déjà vu une telle hiérarchie des valeurs dans certaines régions (par exemple, en Amérique latine dans les années 1980 ou tout au long de l'histoire de l'Union soviétique) ; mais que les pays occidentaux connaissent une telle évolution, voilà qui est nouveau et inquiétant ! Nous avons assisté, dans ces pays, à l'érosion de normes qui semblaient intangibles. Le résultat ne s'est pas fait attendre : sur tout le globe, des gouvernements autoritaires en ont profité pour justifier leurs propres exactions. Je pense, par exemple, à l'Égypte ou à la Chine. De ce point de vue, on peut effectivement dire que les droits de l'homme ont connu un recul après 2001.

G. R. - Les pays occidentaux peuvent-ils encore prétendre incarner la démocratie et les droits de l'homme ?

I. K. - Étant donné tous les manquements à leur propre éthique dont ils se sont rendus coupables - restriction des libertés publiques, incarcération sans inculpation d'« ennemis combattants », mise en place de prisons secrètes, renforcement des législations répressives, nombreux cas de mauvais traitements infligés à des suspects, etc. -, la question est posée. L'Europe et les États-Unis ont-ils encore une autorité morale suffisante pour expliquer aux autres ce que sont les droits de l'homme ? Il est indéniable que leurs actions sont loin d'être toujours à la hauteur de leurs beaux discours. Comme vous le savez, notre dernier rapport montre que des gouvernements européens ont été impliqués dans une pratique scandaleuse : le renvoi de suspects dans leurs pays d'origine, où ils allaient très probablement être torturés. Si, comme c'est arrivé, la Suède renvoie en Égypte des Égyptiens dont elle sait pertinemment qu'ils risquent fort d'y être soumis à des supplices intolérables, comment Stockholm peut-elle ensuite se permettre de critiquer la manière dont Le Caire traite ses détenus ? Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres...
Par surcroît, comme je viens de le dire, de tels comportements offrent aux autres leaders mondiaux une excuse toute trouvée. L'année dernière, j'ai rencontré le président russe Vladimir Poutine. J'ai abordé avec lui la question de la détention arbitraire de suspects en Tchétchénie. Savez-vous ce qu'il m'a répondu ? Que ce qui se passait en Tchétchénie était tout à fait comparable à ce qui se passait au même moment à Guantanamo ! Naturellement, Guantanamo ne justifie en aucun cas les violations des droits de l'homme en Tchétchénie. Il n'empêche que le fait même que M. Poutine puisse avoir recours …