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SPLENDEURS ET MISERES DE LA JUSTICE INTERNATIONALE

Née en 1947, Carla Del Ponte a fait ses armes dans son Tessin natal. Au parquet de Lugano, elle assure la coopération judiciaire avec l'Italie et travaille en étroite collaboration avec le juge anti-mafia Giovanni Falcone. Ensemble, ils mettent au jour les liens qui unissent des blanchisseurs d'argent suisses et la mafia sicilienne dans le cadre du célèbre trafic de drogue « pizza connection ». En 1988, ils échappent de peu à un attentat à Palerme. L'assassinat, en 1992, du juge Falcone renforce la détermination de la Suissesse dans sa lutte contre le crime organisé. En 1994, elle est nommée procureur général de la Confédération helvétique et livre une guerre sans merci aux mafias de toutes origines qui trouvent dans son pays un refuge complaisant. Elle dénonce le secret bancaire qui favorise le blanchiment et interpelle les parlementaires afin de modifier la législation et de contraindre les banques à collaborer avec la justice. Raul Salinas, Boris Eltsine, Benazir Bhutto et le cartel de Cali font partie de ses principales cibles. En septembre 1999, Carla Del Ponte devient procureur des Tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR). À la tête de ces deux instances judiciaires internationales, créées par le Conseil de sécurité des Nations unies en 1993 et 1994 - les premières du genre depuis les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo au lendemain de la Seconde Guerre mondiale -, elle ne tarde pas à devenir le symbole de la lutte contre l'impunité des puissants. La livraison, en 2001, de l'ancien président serbe, Slobodan Milosevic marque l'aboutissement de longs mois d'efforts. Carla Del Ponte sera néanmoins évincée de son poste au TPIR en 2003.
Carla Del Ponte quittera le TPIY en décembre 2007. D'ici là, elle entend poursuivre son combat et convaincre les dirigeants politiques d'apporter à un Tribunal dépourvu de moyens de coercition le soutien nécessaire pour obtenir l'arrestation des quatre derniers accusés en fuite. Les plus célèbres, Radovan Karadzic et Ratko Mladic (1), sont recherchés depuis 1995 pour répondre du génocide de Srebrenica et de plusieurs crimes contre l'humanité commis pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine.
I. L. et F. H.

Isabelle Lasserre et Florence Hartmann - Vous occupez depuis huit ans le poste de procureur général du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Carla Del Ponte - Le bilan du TPI est extrêmement positif. Depuis sa création, en 1993, cent soixante et une personnes ont été inculpées, dont soixante-deux depuis ma prise de fonctions en septembre 1999. En outre, quatre-vingt-onze accusés ont été incarcérés depuis mon arrivée. Il s'agit de hauts responsables politiques et militaires qui, pendant le conflit dans l'ex-Yougoslavie, ont ordonné ou couvert des actes de génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre. Ils n'ont pas commis les crimes de leurs propres mains mais ce sont eux qui, depuis leur bureau de ministre ou de général, les ont décidés, planifiés, organisés. Nous avons ainsi prouvé au monde qu'il était possible de juger les puissants, y compris pour des faits auxquels ils n'ont pas directement pris part. N'oublions pas que les conventions internationales sur lesquelles nous nous sommes appuyés - celles de Genève ou celle sur le génocide - ont été adoptées juste après la Seconde Guerre mondiale et qu'elles n'avaient jamais été appliquées auparavant.
Le bilan est d'autant plus positif que, pour y parvenir, il nous a fallu surmonter un grand nombre d'obstacles. Les gouvernements concernés ont tour à tour refusé de nous autoriser à réaliser les enquêtes sur le terrain, de nous permettre de recueillir toutes les preuves et, finalement, de nous livrer les accusés. Je regrette naturellement que quatre d'entre eux soient toujours en fuite. Et, notamment, les deux principaux responsables du génocide commis à Srebrenica en juillet 1995 : Radovan Karadzic et Ratko Mladic. De ce point de vue, je suis un procureur frustré.

I. L. et F. H. - Depuis son émergence dans les années 1990, la justice internationale est-elle parvenue à s'imposer comme un acteur à part entière sur la scène internationale ?

C. D. P. - Je n'emploierais pas le verbe « s'imposer ». La justice internationale a finalement réussi à exister. Elle se serait véritablement imposée si elle ne dépendait pas autant de la politique, si je pouvais conduire mes enquêtes sans entraves et obtenir facilement des États qu'ils coopèrent pour que justice soit faite, comme dans un système national. Or ce n'est pas le cas. La justice internationale dépend encore entièrement de la bonne volonté des gouvernants. C'est là que réside sa faiblesse.
Avant le 11 septembre 2001, le TPI était au centre de l'attention. Mais après les attentats contre le World Trade Center, les priorités ont changé : la lutte contre le terrorisme et la guerre en Irak ont pris le pas sur tout le reste. Aujourd'hui, nous sommes relégués à l'arrière-plan. Plus personne ne veut entendre parler de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic. Les responsables politiques sont ravis lorsque je pars en vacances, car ils ont ainsi l'assurance de ne pas avoir de mes nouvelles pendant quelque temps ! Ce qu'ils veulent d'abord, c'est régler la question …