Aujourd'hui, la question tibétaine est un différend négligé, voire oublié, par la communauté internationale en général et par les pays démocratiques en particulier. Tout le monde préfère se lier à une Chine qui bombe le torse et se targue d'être devenue l'« atelier du monde ». Ses dirigeants en profitent pour imposer leurs volontés aux gouvernements qui, d'une manière ou d'une autre, veulent commercer avec eux, sans égard pour l'histoire et sans regarder de trop près au prix à payer. Or, ce prix n'est pas indifférent - ni pour les Chinois, ni pour les Tibétains, ni pour nous-mêmes.
Les Chinois : si une petite frange du 1,3 milliard d'entre eux bénéficie largement d'un capitalisme sauvage revisité et si une partie de la société urbanisée à la va-vite dans des villes-champignons se trouve économiquement à l'aise, il n'en va pas de même pour la grande majorité des paysans ni pour des millions de migrants lancés sur les routes par un exode rural massif. Sans parler des déplacements forcés de populations entières à cause, notamment, de chantiers pharaoniques impitoyablement destructeurs de l'environnement.
Les Tibétains : après un demi-siècle de cohabitation forcée, après les saccages de la révolution culturelle et la répression au quotidien de leurs aspirations, c'est leur devenir national qui est en jeu. Avec l'accélération des transferts de population depuis le lancement du programme dit de « développement de l'Ouest » au tournant du millénaire, ils sont d'ores et déjà pratiquement minoritaires sur leur propre territoire ancestral. L'ouverture de routes, puis la construction du chemin de fer reliant Lhassa à Pékin, facilitent avant tout le transport de nouveaux colons vers le Tibet et, en sens inverse, des richesses du sous-sol vers la Chine continentale. Certains observateurs n'hésitent plus à qualifier cette politique coloniale à peine masquée de « solution finale à la chinoise de la question tibétaine ».
Élargissant l'angle de vision, force est de rappeler que, surnommé le Toit du monde, le Tibet est aussi le château d'eau de l'Asie : tous les grands fleuves qui arrosent le continent - Sutlej, Indus, Brahmapoutre, Salouène, Mékong, Yangtsé, Huang Ho (Fleuve Jaune) - dévalent les pentes himalayennes pour faire vivre près de la moitié de la population mondiale. Du point de vue stratégique, l'affaire est vite entendue. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur une carte pour se rendre à l'évidence : à 3 500-4 000 m d'altitude en moyenne, le plateau tibétain regarde de haut tous les pays à ses pieds. Savoir qu'environ le quart des missiles intercontinentaux chinois à têtes nucléaires multiples y sont stockés a de quoi inquiéter, et pas seulement l'Inde (1).
L'extension continue des réseaux routier et ferroviaire (2), couplée à l'occupation démographique du terrain, ne laisse pas indifférents les stratèges militaires. Par surcroît, à l'heure où la bataille de l'eau devient un enjeu capital pour demain, et où la fonte des glaciers, en Himalaya comme ailleurs dans le monde, est interprétée comme le signal d'alarme d'un réchauffement terrestre incontrôlé, la question de l'avenir du Tibet s'impose au coeur des débats - dans sa dimension géographique d'abord, stratégique ensuite, politique enfin.
C'est précisément sur ce terrain que la question tibétaine prend valeur de test. Que les maîtres actuels de la Chine le veuillent ou non, les faits historiques et les normes juridiques internationales autorisent une lecture différente de celle qu'ils s'évertuent à imposer à leurs interlocuteurs. Au terme de plusieurs enquêtes, études et rapports divers, nombre d'experts s'accordent à conclure que le Tibet est un « État naguère souverain sous occupation étrangère » et que le peuple tibétain se voit systématiquement privé de son droit fondamental à l'autodétermination. Autrement dit, la question tibétaine renvoie aussi à la vaste question des atteintes aux droits de l'homme commises par un régime autoritaire qui prive ses citoyens des libertés fondamentales inscrites dans la Déclaration universelle (et, en l'occurrence, dans la Constitution chinoise). En ce sens, la situation du Tibet relève bien de certains principes que les gouvernements démocratiques se flattent de respecter, de promouvoir et de défendre. Le sort des Tibétains et de leur pays se pose donc en des termes moins exotiques que d'aucuns auraient tendance à le croire...
Jusqu'à présent, la stature internationale du dalaï-lama, confortée par le prix Nobel de la paix en 1989, a servi de paravent commode aux dirigeants politiques du monde entier pour esquiver le fond du problème. Comme des centaines d'autres, les trois résolutions - non contraignantes - de l'Assemblée générale des Nations unies (1959, 1961 et 1965) affirmant le droit des Tibétains à l'autodétermination sont restées sans effet. Le remplacement du représentant de Taïpei par celui de Pékin au siège de l'organisation internationale, à la suite de la reprise des relations diplomatiques entre les États-Unis et la Chine en 1971, bloque depuis lors l'éventualité d'une réouverture du dossier.
Au demeurant, l'attitude de Washington illustre parfaitement l'ambiguïté de la position des pays démocratiques sur le sujet, chacun reconnaissant en privé la justesse de la cause tibétaine mais rechignant à s'engager publiquement en sa faveur compte tenu des intérêts économiques et financiers en jeu avec la Chine. Le Parlement européen ne fait guère mieux. Les résolutions votées restant le plus souvent lettre morte, les parlementaires européens se contentent de temps à autre de recevoir chaleureusement le leader tibétain dans leurs locaux. Réponse toute prête à la moindre interrogation : « On ne peut tout de même pas en demander davantage que le dalaï-lama, qui réclame juste une "autonomie authentique" pour le Tibet dans le cadre des frontières chinoises » (3).
Au-delà des frilosités officielles, et sans négliger les nombreuses associations à travers le monde qui soutiennent les Tibétains de l'intérieur ou de l'exil, ni faire l'impasse sur les célébrités qui s'engagent pour le Tibet, une initiative originale retient particulièrement l'attention. Elle est née en Espagne, où en vertu de la reconnaissance du principe de juridiction universelle, l'Audience nationale (la Cour suprême) a décidé en janvier 2006 d'instruire le dossier du « génocide tibétain ». La plainte a été déposée, documents et témoignages à l'appui, par des citoyens espagnols d'origine tibétaine à l'encontre de plusieurs hauts dirigeants chinois (4) aujourd'hui à la retraite. La justice suit désormais son cours.
Avec le renouvellement des responsables politiques qui se dessine dans plusieurs pays - à Downing Street, à l'Élysée, à la Maison-Blanche l'an prochain - et les Jeux Olympiques de Pékin en point de mire, peut-on s'attendre, enfin, à voir s'ouvrir un dialogue franc et constructif au bénéfice des deux parties et des deux peuples, entre l'administration tibétaine en exil et les autorités de Pékin ? C'est, en tout cas, le souhait que le dalaï-lama exprime inlassablement depuis des années...
C. B. L.
Claude B. Levenson - Peu de personnalités disposent d'une stature internationale comparable à la vôtre. Pourtant, où que vous alliez, les autorités chinoises manifestent leur mécontentement - on l'a vu, par exemple, à l'occasion de votre entretien avec Angela Merkel à Berlin et, plus récemment, lors de votre rencontre avec George W. Bush à Washington. Qu'en pensez-vous ?
Sa Sainteté le Dalaï-Lama - Les réactions des autorités chinoises sont toujours les mêmes. C'est une habitude, mais ces protestations ne sont généralement suivies d'aucun effet. Qu'en dire ? Je regrette simplement que ces visites causent des tracas ou de l'embarras à ceux qui m'invitent. Vous savez, j'ai observé un phénomène intéressant avec les politiciens : à quelques rares exceptions, tant qu'ils ne sont pas ministres ou présidents, ils me rencontrent. Après, ils m'évitent afin de ne pas froisser Pékin : les relations économiques avec la Chine prennent le dessus... Mais tout cela n'est pas mon affaire. Les responsables chinois prétendent que le Tibet leur appartient et que le simple fait d'en parler, ou de m'accueillir, constitue une ingérence dans les affaires intérieures chinoises. En réalité, ce sont eux, les maîtres de la Chine, qui dictent leur conduite aux autres. Vous ne trouvez pas cette attitude un peu curieuse ? C'est ce que le porte-parole du gouvernement allemand a répondu, avec raison, lors de mes visites en Allemagne. À croire que le gouvernement chinois dispose de droits particuliers dans certains pays et qu'on lui accorde un traitement de faveur, y compris lorsqu'il se mêle de ce qui ne le regarde pas !
C. B. L. - Que savez-vous de la situation actuelle au Tibet ? Comment interprétez-vous ce qui s'est passé à Lithang (5) ?
D.-L. - La situation est difficile à évaluer. D'après ce que je sais - et c'est ce que me confirment les nouveaux arrivants (6) - dans les villes les Chinois sont de plus en plus nombreux : sous couvert de modernité, Lhassa est devenue une ville chinoise. Désormais majoritaires, ils imposent leur façon de vivre, leurs goûts, leur musique, leurs habitudes, au détriment des traditions tibétaines. Et les Tibétains ne peuvent rien dire ; s'ils élèvent la voix, ils sont aussitôt maltraités et accusés, sous le moindre prétexte, de « séparatisme ». Que les autorités chinoises l'admettent ou non, c'est bien une sorte de génocide culturel qui est en marche, même si en Chine continentale le Tibet est aujourd'hui très « tendance ». Regardez les jeunes réfugiés qui arrivent en Inde : ils parlent mal leur propre langue et s'expriment en chinois, qu'ils connaissent tout aussi mal. Les anciens exilés, eux, ont été élevés et éduqués dans un milieu tibétain qui leur a permis de se forger une identité, bien que des deux côtés de l'Himalaya l'identification spirituelle demeure forte.
En ce qui concerne les événements de Lithang, que dire sinon que c'est une preuve supplémentaire de ce que ressentent les Tibétains et de la manière dont ils sont traités par les autorités chinoises ? Ces gens …
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