Les Grands de ce monde s'expriment dans

SOMALILAND: LE SECRET LE MIEUX GARDE D'AFRIQUE

« Le secret le mieux gardé d'Afrique » : c'est par cette formule que les dirigeants de la République autoproclamée du Somaliland ont coutume de désigner leur pays. Située dans la corne de l'Afrique, baignée par le golfe d'Aden, frontalière de Djibouti et de l'Éthiopie, l'ancienne possession britannique qui s'est séparée voici seize ans d'une Somalie déliquescente fait preuve, en effet, d'une étonnante stabilité, et cela sans aucune aide extérieure. Le Somaliland est le seul territoire de Somalie où un gouvernement central, basé à Hargeisa, soit parvenu à asseoir son autorité. Le pays n'aspire désormais qu'à une chose : une reconnaissance internationale, prélude indispensable à son essor économique.Au début de l'été 1960, le Somaliland britannique, instauré par une série de traités au cours des années 1880, obtient son indépendance. Le nouvel État est aussitôt reconnu par une trentaine de pays. Mais, dans la ferveur panafricaniste ambiante, il décide quelques jours plus tard d'unir son destin à celui de la Somalie italienne. Bon gré mal gré, la coexistence durera jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Mohamed Siyad Barré en 1969. Dès lors, marginalisés politiquement et économiquement, les nordistes s'organisent pour se défaire de l'homme fort somalien. En 1981 se constitue à Londres le Mouvement national somalien (MNS), premier groupe d'opposition armée à Mohamed Siyad Barré. La guérilla culmine en 1988, lorsque Mogadiscio réprime dans le sang une offensive du MNS. Cinquante mille personnes sont tuées, Hargeisa est détruite à 90 %. Cette répression, dont le souvenir demeure très vif dans les esprits, renforce la cohésion nationale des Somalilandais. À la chute du régime, en mai 1991, le MNS déclare unilatéralement l'indépendance. Tandis que la Somalie s'enfonce dans le chaos, le Somaliland renaît de ses cendres.
Dès 1993, le MNS transmet le pouvoir à une chambre composée de 82 « anciens », représentatifs des différents clans du Somaliland. Ils élisent à la présidence Mohamed Haji Ibrahim Egal, figure historique de la lutte pour l'indépendance. Forts de leur autorité (préservée par le système colonial britannique en vertu du principe de l'indirect rule (1)), les anciens parviennent à stabiliser le pays. Ils persuadent les miliciens de désarmer et apaisent les tensions qui éclatent au sein du clan majoritaire des Issacs (80 % de la population) entre 1994 et 1996.
En mai 2002, le président Egal meurt lors d'un voyage en Afrique du Sud. Conformément à la Constitution, approuvée en 2001 par 97 % des votants, le vice-président, Dahir Rayaale Kahin, lui succède. Cet ancien officier de haut rang, issu d'un clan minoritaire, les Gadabursi, est élu au suffrage universel direct en 2003 à l'issue d'un scrutin salué par l'organisation non gouvernementale International Crisis Group pour son caractère « pacifique, ordonné et transparent ». En septembre 2005, c'est l'opposition qui remporte les élections législatives, inaugurant ainsi une cohabitation d'un genre inédit en Afrique.
Mais le bon usage des institutions démocratiques ne saurait suffire à garantir le développement. Non reconnu, le Somaliland n'a accès à aucun des instruments financiers internationaux. Faute d'investissements, l'économie demeure essentiellement pastorale. La majorité des quelque 3,5 millions d'habitants vivant sur cette terre semi-aride subsistent grâce à leurs troupeaux de chèvres, de moutons et de chameaux. En zone urbaine, beaucoup bénéficient des transferts de fonds informels d'une importante diaspora - 150 millions d'euros par an selon les chiffres officiels.
Le gouvernement, quant à lui, doit se contenter de peu. Il dispose d'un budget particulièrement faible (entre 20 et 30 millions de dollars selon les années) dont la moitié sert à payer le salaire des forces armées (15 000 hommes avec la police). Pour l'essentiel, ces fonds proviennent des taxes douanières collectées dans le port de Berbera. La reprise, en décembre 2006, des exportations de bétail à destination de l'Arabie saoudite, après six ans d'un embargo officiellement motivé par des raisons sanitaires (visant officieusement à affaiblir un territoire dont la Ligue arabe ne souhaite pas qu'il se détache de la Somalie), laisse espérer un accroissement des rentrées de devises.
Bâti par l'Union soviétique et réhabilité par les États-Unis dans les années 1980, le port de Berbera constitue l'atout majeur du Somaliland. C'est le seul équipement qui bénéficie d'investissements massifs. Mais, avec quelques centaines de milliers d'euros, on reste pourtant loin des investissements consentis par Djibouti, qui a lancé en novembre 2006 la construction d'un nouveau terminal à conteneurs à Doraleh, pour 400 millions de dollars...
Berbera et les ports de Djibouti se disputent deux marchés. Le premier, déjà mentionné, est celui du bétail. La reprise des importations saoudiennes explique, selon Hargeisa, l'expulsion récente de la représentation du Somaliland à Djibouti et la fermeture du bureau de liaison. Le second marché concerne le voisin éthiopien. Depuis novembre 2005, le port de Berbera est en effet utilisé par Addis-Abeba qui a perdu l'usage de sa façade maritime, en Érythrée, après la guerre qui a opposé les deux pays en 1998.
Le mode de gouvernance apaisé du Somaliland tranche nettement par rapport au vide politique qui sévit en Somalie. Pour l'heure, la communauté internationale ne semble pas percevoir l'intérêt stabilisateur du « miracle somalilandais » et préfère s'égarer dans des initiatives de paix, toutes avortées, visant au rétablissement d'un gouvernement central viable à Mogadiscio.
Dans cet entretien accordé à Politique Internationale, Dahir Rayaale Kahin dévoile les attentes de son pays et lance un vibrant appel aux dirigeants occidentaux.
A. C.

Aymeric Chauprade - Monsieur le Président, pour la plupart des Occidentaux, la carte des États du monde est malade de ses séparatismes. En quoi le pays que vous dirigez est-il autre chose que le résultat d'un séparatisme et sur quoi fondez-vous sa légitimité ?

Dahir Rayaale Kahin - Le Somaliland n'a pas fait « sécession ». Le Somaliland, qui correspond exactement au Protectorat britannique établi entre 1844 et 1960, n'a fait que restaurer, en 1991, une indépendance qu'il avait acquise formellement le 26 juin 1960.

A. C. - Une indépendance qui n'a duré que cinq jours, entre le 26 juin et le 1er juillet 1960...

D. R. K. - Ce que j'ai voulu dire, c'est que la question des frontières ne se pose pas, puisque les contours du Somaliland ont été hérités de la colonisation - ce qui est le cas de la quasi-totalité des États africains. Quant à notre souveraineté, elle repose sur deux éléments. D'abord, notre indépendance, décrétée le 26 juin 1960, a été immédiatement reconnue par de nombreux membres des Nations unies (2), y compris les membres du Conseil de sécurité. Ensuite, la fusion avec la Somalie - c'est-à-dire l'ancienne Somalie italienne - n'était qu'un simple rapprochement entre deux États dont aucun n'a jamais abandonné sa souveraineté. Il s'agissait d'une union de facto et non de jure. Mieux : sait-on, en Occident, que personne n'a jamais signé d'acte d'union ? Des textes ont été élaborés de part et d'autre, mais aucun document commun n'a vu le jour ! Le 27 juin, le lendemain de l'indépendance, le Parlement de Hargeisa a bien adopté une loi d'union du Somaliland et de la Somalie, mais celle-ci n'avait aucune valeur juridique en Somalie. Trois jours après, l'Assemblée législative de Mogadiscio a fait de même en votant un Acte d'union, d'ailleurs sensiblement différent dans son contenu, qui ne fut jamais signé par le Somaliland.
Ce que personne ne dit, c'est qu'entre les ex-Somalies italienne et britannique il n'y a rien eu de plus qu'entre la Syrie et l'Égypte qui ont un temps rêvé d'une République arabe unie, ou entre le Sénégal et la Gambie qui ont formé un moment la Sénégambie, ou encore entre le Mali et le Sénégal, réunis au sein d'une éphémère fédération en 1960. Sans même parler de la Yougoslavie et de l'URSS. On sait ce qu'il est advenu de toutes ces unions. Elles se sont effondrées parce qu'elles étaient artificielles et qu'elles consacraient la domination d'un peuple sur les autres. La plupart ont disparu à la fin de la guerre froide. C'est le cas de la nôtre, qui est morte en même temps que le soutien soviétique à la dictature marxiste de Siad Barré.
Pour résumer, en 1991 nous n'avons fait que sortir d'une union sans véritable contenu juridique et restaurer notre pleine indépendance. C'est pourquoi je récuse le terme de « séparatisme » s'agissant du Somaliland.

A. C. - Tout ce que vous dites est exact. Mais est-ce suffisant pour légitimer votre indépendance ?

D. R. K. …