LA FORCE DU MARCHE

n° 123 - Printemps 2009

Né en 1930, Gary Becker est surtout connu pour ses travaux visant à élargir le champ de l'analyse micro-économique à de nombreux sujets qui, traditionnellement, ne faisaient pas partie du domaine de réflexion des économistes - par exemple l'« analyse économique du droit ». Il fut l'un des tout premiers à explorer la notion de « capital humain », qui prend aujourd'hui de plus en plus d'importance dans le cadre de la « société de la connaissance ». Ses travaux sur l'analyse économique de la famille, ou encore de la criminalité, lui ont également valu une grande notoriété, sanctionnée par l'attribution du prix Nobel d'économie en 1992.Président de la Société du Mont Pèlerin de 1990 à 1992, il est devenu, depuis le décès du professeur Milton Friedman en 2006, le leader incontesté de l'École de Chicago, et par là même du courant intellectuel libéral dans le monde. À ce titre, et bien qu'étant essentiellement un expert de la « micro-économie », il est conduit à s'exprimer de plus en plus fréquemment sur les grands sujets de politique économique qui divisent l'opinion publique.
Ce printemps, il était l'un des invités d'honneur appelés à s'exprimer dans le cadre d'une conférence exceptionnelle organisée, à New York, par la Société du Mont Pèlerin. Au programme : la crise financière et ses conséquences. Nous avons profité de ces circonstances pour lui demander de nous résumer l'essentiel de ses réflexions sur les turbulences actuelles. Nous avons également voulu savoir si, en tant que tête de file des économistes libéraux, il ne se sentait pas trop déprimé par l'atmosphère de « fin du capitalisme » qui tend actuellement à se répandre dans les principales capitales occidentales. Voici ses réponses.
H. L. Henri Lepage - D'après vos estimations, Monsieur Becker, combien de temps la crise va-t-elle encore durer ?
Gary Becker - À vrai dire, personne n'en sait rien. Selon le National Bureau of Economic Research, la récession a démarré en décembre 2007. Avec une durée de plus de quinze mois, c'est déjà une récession relativement longue - et donc grave (1). Aux États-Unis, le taux de chômage atteint 8 % de la population active, soit près du double de ce qu'il était au départ.
H. L. - Je viens de lire un article de Steve Hanke qui distille quelques éléments d'optimisme (2). Selon lui, on noterait actuellement des signes donnant à penser que l'enchaînement déflationniste serait en train de ralentir...
G. B. - Oui, c'est vrai, on observe quelques signaux positifs, mais ils sont encore très limités. Les indicateurs de conjoncture restent malgré tout mal orientés.
H. L. - Court-on le risque que l'actuelle récession se transforme en Grande Dépression ?
G. B. - Non, il n'y aura pas de Grande Dépression, comme avant la dernière guerre avec un taux de chômage de 25 %. Pour qu'on puisse parler de dépression, il faudrait que la production chute de plus de 10 % d'une année sur l'autre. C'est peu vraisemblable.
H. L. - Jusqu'à présent, la grande différence avec les années 1930 était l'absence de retour au protectionnisme. Certains estiment pourtant que le danger n'est pas totalement écarté (3)...
G. B. - Le premier projet de plan de relance de la nouvelle administration comportait une clause qui obligeait les entreprises bénéficiant de l'aide de l'État à acheter en priorité de l'acier américain. Mais on est loin du Smoot-Hawley Act de 1930 (4) - cette loi à caractère extrêmement protectionniste qui a été l'une des causes de la Grande Dépression. Je suis quasiment certain que nous ne sommes pas près de revivre ce genre d'événement. On assistera sans doute à un certain durcissement protectionniste, mais pas plus.
H. L. - Vous ne croyez donc pas à un risque d'effondrement global ?
G. B. - Non, mais il ne faut pas pour autant minimiser les dangers. Notamment à cause de l'hostilité croissante qui se manifeste à l'encontre de la finance, du monde des affaires et de l'économie de marché en général. Il pourrait en résulter de graves atteintes au fonctionnement global du système économique. C'est ce qui m'inquiète.
H. L. - À votre avis, qui sont les principaux responsables de la situation actuelle ?
G. B. - Personne ne le sait exactement. Il est difficile de désigner un coupable unique. Je suis assez d'accord avec mon confrère John Taylor (5) lorsqu'il explique que les banques centrales et, en particulier, la Federal Reserve portent une large part de responsabilité.
De même, il est hors de doute que l'activisme réglementaire et politique des dix dernières années a joué un rôle clé dans la séquence des événements. Je pense, en particulier, à ce qui s'est passé sur le marché des prêts hypothécaires avec Fannie Mae et Freddie …