Les Grands de ce monde s'expriment dans

UN DESASTRE PREVISIBLE

Lorsque Niall Ferguson est de passage à Londres, il aime recevoir ses hôtes dans les salons feutrés du Savile Club, loin de l'agitation des boutiques de luxe - à présent désertées - de la paisible Brook Street où trône cette institution éminemment britannique. Entre deux avions, il se ressource à la bibliothèque du Club qui lui rappelle ses années d'étudiant à Oxford - là où a commencé sa fulgurante carrière d'historien de l'économie et de la finance. Niall Ferguson est un homme pressé : à 44 ans seulement, il est professeur à Harvard ainsi qu'à la Harvard Business School depuis quatre ans déjà, après avoir enseigné à l'université de New York (NYU). Natif de Glasgow, il est l'auteur de nombreux ouvrages à succès consacrés à l'histoire coloniale de la Grande-Bretagne (Empire, how Britain Made the Modern World) ; à la « destinée manifeste » des États-Unis (Colossus, the Rise and Fall of the American Empire) ; ou encore aux Rothschild (The House of Rothschild). D'une plume toujours alerte et dépouillée, l'universitaire écossais jongle avec brio, dans chacun de ses livres, avec l'économie, l'histoire et la politique. Influent, très médiatique, contributeur régulier de nombreux journaux anglo-saxons - notamment du Financial Times et du Los Angeles Times - et auteur de plusieurs documentaires pour la chaîne Channel 4 en Grande-Bretagne, Niall Ferguson achève actuellement une biographie du banquier Sigmund Warburg et a entamé des recherches sur la vie de Henry Kissinger. The Ascent of Money, une histoire financière du monde, son dernier ouvrage, paru en 2008, tombe à pic pour décrypter la crise actuelle...O. G. Olivier Guez - Professeur Ferguson, en quoi la crise actuelle est-elle différente de celles qui l'ont précédée ?
Niall Ferguson - Cette crise est différente des autres dans la mesure où l'excès de dettes dont elle résulte n'a pas la même origine. Dans le passé, il s'agissait d'excès de dettes publiques. Aujourd'hui, nous sommes en présence d'une crise de la dette privée, notamment des ménages et des banques. Cela signifie que les politiques économiques de relance - baisse des taux d'intérêt, augmentation du déficit via une augmentation des dépenses publiques - que les gouvernements ont l'habitude d'adopter pour juguler des crises de grande ampleur ne marcheront pas nécessairement cette fois-ci. Une très large proportion de ménages et d'institutions financières est insolvable. Leur passif est supérieur à leur actif, leurs dettes supérieures à leurs avoirs ! Il ne sera pas possible de s'en sortir en réduisant les impôts, par exemple...
O. G. - Est-ce parce qu'elle a pris naissance aux États-Unis qu'elle s'est aussi vite étendue à l'ensemble de la planète ?
N. F. - À la base, il est incontestable qu'il s'agit d'une crise du monde occidental. Mais les dominos tombent les uns après les autres : le Japon est désormais atteint ; c'est même là que la crise pourrait faire le plus de ravages. D'autant que l'archipel a déjà connu un phénomène similaire dans les années 1990 et qu'il a mis dix ans à s'en remettre. Les phases par lesquelles est passée l'économie japonaise donnent un aperçu de ce qui attend l'Occident au cours des prochaines années. Tout a commencé par une crise de la dette que marquait une forte spéculation immobilière. Les entreprises n'avaient plus comme unique objectif que de rembourser leurs dettes, bien souvent au détriment de leur rentabilité. Puis les emprunts et les investissements se sont figés malgré l'abondance de l'épargne, entraînant toute l'économie dans une spirale déflationniste.
O. G. - Certains commentateurs comparent la crise actuelle à celle des années 1930. Partagez-vous cette opinion ?
N. F. - Il est vrai qu'il existe des points communs : dans les deux cas, la crise a été déclenchée par l'explosion d'une gigantesque bulle spéculative. Et, dans les deux cas, le ratio dettes (publiques et privées)/PIB dépasse les 350 %. Mais les ressemblances s'arrêtent là, ne serait-ce que parce que les politiques monétaire, fiscale et commerciale sont aujourd'hui totalement à l'opposé de ce qu'elles étaient au début des années 1930. Les mesures prises à l'époque par les gouvernements ont contribué à accentuer la crise : le resserrement de la politique monétaire a entraîné la disparition de dizaines de milliers de banques ; les déficits sont demeurés de faible ampleur ; et de nombreux pays ont adopté des mesures protectionnistes qui n'ont fait qu'aggraver la récession. Par ailleurs, le monde vivait alors sous un régime de changes fixes, fondés sur l'étalon-or. Or, en 2009, les conditions sont très différentes. C'est pourquoi il est probable qu'aux États-Unis le choc ne sera pas aussi violent que lors de la Grande Dépression …