Les Grands de ce monde s'expriment dans

UNE RUSSIE DE NOUVEAU CONQUERANTE

Il est naturellement impossible de demander aux dirigeants du Kremlin de retracer longuement le cadre conceptuel dans lequel ils inscrivent leur action. Mais si l'on souhaite vraiment comprendre les repères idéologiques de l'équipe au pouvoir en Russie, il faut interroger l'historienne Natalia Narotchnitskaïa, l'une des théoriciennes les mieux en cour à Moscou.Mme Narotchnitskaïa, née en 1948, est une personnalité célèbre dans son pays. Ancienne collaboratrice au secrétariat de l'ONU à New York à l'époque soviétique (1982-1989), elle a été élue députée de la Douma en 2003, en tant que membre du bloc patriotique Rodina. Pendant la durée de son mandat à la Douma (2003 à 2007), elle occupa la vice-présidence du Comité des affaires internationales et présida le Comité de surveillance du respect des droits de l'homme à l'étranger.
Figure de proue des milieux nationalistes russes, où elle se distingue par sa culture universitaire et par son talent de polémiste, Mme Narotchnitskaïa est une fervente adepte de la Grande Russie. Elle s'est publiquement prononcée en faveur du renforcement de l'Église orthodoxe russe ; elle a soutenu l'intervention armée en Tchétchénie en 1994-1996 ; elle a, aussi, protesté contre l'élargissement de l'Otan et dénoncé l'opération militaire de l'Alliance atlantique en ex-Yougoslavie en 1999. Dans les années 1990, Mme Narotchnitskaïa n'était pas très bien vue de la direction politique eltsinienne, soucieuse de conserver, dans la mesure du possible, de bons rapports avec l'Occident ; mais depuis l'arrivée de Vladimir Poutine au Kremlin, en 2000, l'équipe au pouvoir, ainsi que l'Église orthodoxe russe, semblent s'inspirer des thèses de l'historienne.
Mme Narotchnitskaïa entretient également des liens étroits avec certains milieux nationalistes et conservateurs européens qui s'insurgent contre le « diktat des États-Unis et de l'Otan » et contre la mondialisation. Pour elle, une Russie forte représente le principal rempart contre un monde unipolaire dominé par l'Amérique. Depuis 2008, elle préside le bureau parisien de l'« Institut de la démocratie et de la coopération », dont la seconde filiale se trouve à New York. Cet Institut - formellement, une organisation russe à but non lucratif - a pour ambition de comparer certains aspects des droits de l'homme et de la démocratie en Russie et en Occident. Son objectif à peine voilé consiste à relativiser les acquis de la démocratie occidentale.
Auteur de plusieurs ouvrages à succès en Russie, Mme Narotchnitskaïa a récemment publié en France Que reste-t-il de notre victoire ?, où elle affirme en particulier que la guerre froide ne saurait être expliquée par une opposition entre le « camp communiste » et le « camp démocratique », mais plutôt par la crainte qu'inspirait à l'Occident une Union soviétique victorieuse du nazisme et contrôlant une partie considérable de l'Europe. Cette interprétation de l'histoire visant à réhabiliter la politique stalinienne s'inscrit dans la démarche idéologique actuelle du Kremlin : s'appuyer sur le passé ancien et récent pour justifier une politique étrangère agressive. Aujourd'hui, explique la chercheuse, la Russie est en train de redevenir une grande puissance, ce qui inquiète à nouveau l'Occident.
Car celui-ci la préférerait faible et incapable de défendre ses intérêts. Mais Moscou, on s'en doute, ne l'entend pas de cette oreille... Cet entretien constitue un document saisissant pour tous ceux qui désirent se faire une idée précise de la vision du monde qui inspire l'élite russe.
P. I. Galia Ackerman - Dans une formule restée célèbre, Vladimir Poutine a qualifié l'éclatement de l'URSS de « plus grave catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Qu'est-ce qui explique une telle vision du passé ? D'autres anciens empires - comme la France, la Grande-Bretagne ou l'Autriche, par exemple - n'éprouvent guère une nostalgie comparable...
Natalia Narotchnitskaïa - À la différence de la France et de la Grande-Bretagne, mon pays n'a jamais été un empire colonial - ni à l'époque tsariste ni à l'époque soviétique. J'admets cependant qu'il existe une certaine similitude entre l'Autriche-Hongrie et la Russie puisque ces deux empires n'ont jamais eu de colonies d'outre-mer. D'ailleurs, je vous rappelle que l'une des principales raisons de la Seconde Guerre mondiale résidait dans la volonté des grandes puissances de l'époque de récupérer des parties de l'empire austro-hongrois, démantelé en 1919. La paix de Versailles, qu'ont orchestrée les Anglo-Saxons, avait produit des secousses tectoniques gigantesques dont les effets se sont fait sentir pendant des décennies...
Pour les Américains aussi, le second conflit mondial était l'occasion de jouer un rôle déterminant dans une zone autrefois placée sous la domination de Vienne. Permettez-moi de citer un document rédigé en septembre 1941 par le Conseil pour les relations étrangères des États-Unis - une institution chargée d'élaborer la politique extérieure américaine. Ce texte affirme : « La guerre actuelle offre la possibilité de procéder à un redécoupage du monde, de la Bohême à l'Himalaya en passant par le golfe Persique. Il faut, en particulier, réorganiser l'Europe de l'Est afin de créer une zone tampon entre les Slaves et les Teutons. »
Quant à la disparition de l'URSS, je n'ai pas attendu Vladimir Poutine pour qualifier cet événement de « catastrophe ». Pendant des siècles, la Russie s'était formée en tant qu'État aux confins des grandes civilisations ; et, depuis les conquêtes de Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle, elle était, selon l'expression de la Grande Catherine, un pays « sans lequel aucun canon en Europe ne tirait ». Toutes les autres puissances européennes prenaient ses intérêts en compte. L'éclatement de l'URSS - ou, plus exactement, le dépeçage de la Russie (car les frontières soviétiques étaient grosso modo celles de l'Empire russe) - a mis le monde en branle : nombreux sont ceux qui souhaitent s'emparer des diverses parties de ce vaste ensemble géographique. À vrai dire, les agissements des pays occidentaux autour de la Russie dans ses frontières actuelles rappellent, à s'y méprendre, ceux des pays européens il y a deux ou trois cents ans. La « fenêtre ouverte sur l'Europe », selon la formule qu'a employée Pierre le Grand pour désigner la présence russe sur la mer Baltique, a empêché la bonne vieille Europe de dormir pendant deux siècles. De même, les vieilles puissances ont été malheureuses de voir la Crimée, le Caucase ou l'Asie centrale rejoindre l'Empire russe. Aujourd'hui, les pays occidentaux sont de nouveau en proie à l'inquiétude devant le renforcement de la Russie.
G. A. - D'après vous, les pays occidentaux …