Les Grands de ce monde s'expriment dans

LA CHUTE DU MUR VUE DE RDA

Le 9 novembre 1989, il y a vingt ans, le Mur de Berlin tombait. Ce fut certainement l'un des événements les plus importants de ce XXe siècle qu'on a appelé « le siècle des camps et des hécatombes ». Nul n'aurait imaginé que le retour de la liberté en Europe de l'Est se ferait sans que le sang ne coule. Trois hommes ont joué un rôle essentiel dans ce bouleversement pacifique : le président américain Ronald Reagan, le pape Jean-Paul II et le numéro 1 de l'URSS, Mikhaïl Gorbatchev. Mais les principaux acteurs et témoins immédiats du démantèlement du Mur se trouvaient en Allemagne. C'est pourquoi Politique Internationale a souhaité donner la parole à deux d'entre eux - et non des moindres puisque, le 9 novembre 1989, Werner Grossmann et Hans-Georg Wieck dirigeaient, respectivement, les services de renseignement de la RDA et de la RFA. Ces deux anciens adversaires ont accepté, en exclusivité, de revenir pour nous sur ces jours qui ébranlèrent l'Europe et le monde.En 1985, Mikhaïl Gorbatchev arrivait au pouvoir en Union soviétique. Il abrogea rapidement la doctrine Brejnev (1) et laissa les « démocraties populaires » sortir de la sphère d'influence de Moscou. Presque simultanément, en 1985-1986, deux hommes prenaient les commandes des services d'espionnage de la RDA (la HVA, ou Administration centrale du renseignement) et de la RFA (le BND, ou Service fédéral du renseignement). À l'Est, Werner Grossmann (2) succéda au légendaire maître espion Markus Wolf (1923-2006). Chef de la HVA (3) de facto à partir de 1984 et officiellement à partir de 1986, avec rang de général, il était, ès qualités, adjoint du ministre de la Sûreté d'État de la RDA (4) Erich Mielke (5). Grossmann était un spécialiste qui avait fait toute sa carrière dans l'espionnage. À l'Ouest, en revanche, Helmut Kohl ne désigna pas un homme des services secrets, mais un diplomate, Hans-Georg Wieck, qui connaissait bien les Russes comme les Américains pour avoir été ambassadeur de la RFA à Moscou et auprès de l'Otan, à Bruxelles. Kohl savait, en effet, que le sort de son pays se déciderait à Moscou et à Washington.
On connaît la suite. À partir de 1987-1988, l'opposition politique est-allemande sortit des églises et des appartements où elle était confinée jusqu'alors et descendit peu à peu dans la rue. Au même moment, la situation économique, de plus en plus catastrophique, et les mensonges évidents du pouvoir communiste poussèrent la population de RDA à manifester. En mai 1989, le gouvernement hongrois cisaillait les barbelés qui obstruaient la frontière austro-hongroise ; et, en août, l'archiduc Otto de Habsbourg et sa fille Walburga organisèrent à Sopron, en Hongrie, non loin de cette frontière, un « pique-nique » de l'Union paneuropéenne au cours duquel des centaines d'Allemands de l'Est purent fuir en Autriche. En RDA, les demandes d'autorisation à se rendre dans les pays de l'Ouest prirent alors une ampleur qu'on n'avait plus connue depuis 1961, année de l'édification du Mur de Berlin par Nikita Khrouchtchev et Walter Ulbricht. Sous la pression, le régime est-allemand dut peu à peu lâcher du lest. Le 9 novembre 1989, l'un des responsables du pouvoir de Berlin-Est autorisa à mi-mot ses concitoyens à traverser la frontière. Le Mur de Berlin chuta le jour même et, avec lui, la dictature est-allemande. Onze mois plus tard, le 3 octobre 1990, la réunification de l'Allemagne était proclamée à Berlin.
Werner Grossmann et Hans-Georg Wieck sont restés en poste respectivement jusqu'en février et en octobre 1990. Leur témoignage permet de découvrir un pan souvent méconnu de la grande Histoire : le fonctionnement des services secrets des deux pays et leur rôle dans ce grand bouleversement.
J.-P. P. Jean-Paul Picaper - Comment avez-vous vécu la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989 ?
Werner Grossmann - Je me trouvais à mon domicile et j'ai suivi les événements à la télévision. Naturellement, nous n'étions pas informés de ce qui allait se passer, puisque cela s'est produit presque par hasard. J'ai donc passé la soirée chez moi et le ministre Mielke ne s'est même pas aperçu de mon absence. Dans la journée, le Comité central du Parti s'était réuni. Le Bureau politique lui avait soumis un projet visant à réviser la loi sur les voyages à l'étranger. Dans la soirée, lors d'une conférence de presse, le porte-parole du Bureau politique Günter Schabowski (6), avec sa nonchalance habituelle, répondit à la question d'un journaliste que tous les citoyens de la RDA pouvaient sortir du pays « tout de suite » et « sans attendre ». Des milliers de gens se rendirent à la frontière. Les gardes-frontières réagirent avec bon sens : ils ouvrirent les barrières. Vous connaissez la suite...
J.-P. P. - Dans la journée, vous étiez-vous rendu à votre bureau, au ministère de la Sûreté d'État ?
W. G. - Oui. Après la réunion du Comité central, j'avais assisté à une rencontre entre des responsables du Parti et des chefs du ministère de la Sûreté d'État. Les critiques fusaient. Ce genre de reproches était tout à fait inhabituel en ces lieux. J'ai pris la parole et j'ai rappelé que bon nombre d'informations que nous avions envoyées aux membres du Bureau politique avaient été négligées. Par exemple, nous avions cherché à attirer leur attention sur le recul de l'influence du « mouvement de la paix » dans les pays occidentaux, une force politique proche de nous et sur laquelle nous avions misé. J'avais envoyé un document sur ce sujet à Hermann Axen, membre du Bureau politique chargé de suivre les dossiers afférent au monde capitaliste. Il me l'avait retourné avec ce commentaire : « Qu'est-ce que c'est que ces bêtises ? » Cette information ne lui plaisait pas ; il n'en a donc pas tenu compte ! La direction du Parti et de l'État avait perdu le sens des réalités. C'est ce qui explique, aussi, le fait que nos chefs considéraient toute opposition intérieure comme étant nécessairement téléguidée depuis l'étranger. Dans ces circonstances, vous ne serez pas étonné d'apprendre que mon intervention, ce 9 novembre 1989, n'a guère été applaudie !
J.-P. P. - Vous confirmez donc que la révolution est-allemande de 1989 n'a pas été fomentée par les services occidentaux ?
W. G. - Tout à fait. Les services secrets étrangers - que ce soit le BND (7), la CIA ou d'autres organisations - ne disposaient pas de nombreux agents en RDA, et ces agents n'exerçaient pas une grande influence. Je pense pouvoir dire que les services étrangers ne sont jamais intervenus dans cette affaire et se sont contentés de prendre acte de ce qui se passait. Exactement comme nous.
J.-P. P. - Ce fut donc une révolte …