Depuis le début des années 1970, Burhan Ghalioun incarne la figure de l'« intellectuel arabe » par excellence. Les prises de position publiques, la trajectoire universitaire ainsi que les multiples publications, en français mais aussi en arabe, de ce professeur de sociologie politique à l'Université de la Sorbonne nouvelle (où il dirige le Centre d'études sur l'Orient contemporain) attestent cette position privilégiée.Burhan Ghalioun est né en 1945 dans la ville de Homs, au centre de la Syrie. Il étudie la philosophie et la sociologie à l'Université de Damas avant de s'installer à Paris, au début des années 1970. Il y obtient son doctorat. Par la suite, il n'aura de cesse d'analyser les multiples facettes de la crise de l'État arabe moderne et de poser les jalons théoriques d'une transition démocratique. Il a d'autant plus de mérite qu'il procède à cette refonte à un moment où la plupart des forces politiques arabes sont tiraillées entre les tenants de l'idéologie socialiste et ceux de l'islam politique. Son Manifeste pour la démocratie, publié en 1976, marque un véritable tournant : il contribue à donner naissance à un courant intellectuel et politique appelé à se répandre dans l'ensemble des sociétés arabes. Selon lui, l'échec du développement économique ainsi que la montée du radicalisme islamique s'expliquent par un seul facteur : l'absence de démocratie tant dans la pratique des régimes en place que dans les programmes politiques de leurs opposants. S'agissant de la Syrie, Burhan Ghalioun a tôt fait de dénoncer publiquement et sans ambiguïtés la terreur pratiquée par le régime. En 1976, il se prononce contre l'entrée des troupes syriennes au Liban et doit alors prendre le chemin d'un exil qui durera plus d'une vingtaine d'années. Il ne retourne dans son pays qu'à la faveur de ce que l'on qualifia de « Printemps de Damas ». En effet, en 2000, lorsque Bachar el-Assad succède à son père, le pays connaît une courte période de liberté d'expression qui voit fleurir les débats et les salons politiques. Burhan Ghalioun y prend une part active, notamment au sein du Forum pour le dialogue national, fondé par le député Riad Seif. Le 5 septembre 2001, il y prononce une conférence intitulée : « L'avenir de la réforme et du changement en Syrie : vers un nouveau contrat national. » Le lendemain, le Forum est fermé, son fondateur emprisonné, et le conférencier de nouveau contraint à l'exil. Ce retour de bâton signe officiellement la fin du Printemps de Damas. La contestation populaire qui éclate après la chute des régimes tunisien et égyptien au début de l'année 2011 et que l'on qualifie déjà, en Syrie, de « révolution du 15 mars » - date officielle du début de la vague de manifestations dans le pays - propulse de nouveau Burhan Ghalioun sur le devant de la scène politique et médiatique. Au régime qui l'accuse d'entretenir des ambitions politiciennes, il rétorque : « Les postes politiques ne me tentent pas. » Il n'empêche : le professeur à la Sorbonne jouera, à n'en point douter, un rôle important dans ce qui d'ores et déjà s'annonce comme une longue bataille pour le changement démocratique en Syrie. L. A. R. et M. A. A.
Loulouwa Al Rachid et Mohamad Ali Atassi - Tout commence par un acte de désespoir, l'immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, un jeune Tunisien pauvre, issu d'une bourgade laissée à l'abandon. On connaît la suite : en l'espace de quelques semaines seulement l'ensemble du monde arabe s'embrase. Comment expliquez-vous l'effet de dominos qu'a provoqué ce geste individuel ?
Burhan Ghalioun - Mohamed Bouazizi est devenu le symbole d'une grande révolution dont les origines profondes sont à rechercher dans la faillite du système politique, économique et culturel arabe. Il ne s'agit pas simplement du geste d'un individu désespéré ou d'un Tunisien. Depuis la chute de mur du Berlin, seul le monde arabe était resté à l'écart de l'adhésion généralisée aux valeurs démocratiques ; bon nombre d'analystes avaient justifié cette exception en affirmant que l'islam ou la culture arabe étaient incompatibles avec la modernité politique. En réalité, le monde arabe a été empêché d'accéder aux valeurs de cette modernité politique. Par les puissances occidentales, d'abord, qui tenaient à endiguer la montée de l'islam politique et à protéger leurs intérêts économique contre les risques d'une immigration incontrôlée. Par les élites dirigeantes locales, ensuite, qui ont fait échec à toute transformation démocratique en s'appuyant sur la répression. Des facteurs internes et externes ont conjugué leurs effets pour produire un système à la fois despotique et néolibéral.
Aussi bien en Afrique du Nord qu'au Moyen-Orient, d'importants moyens ont été investis dans les instruments de coercition alors que, sur le plan culturel, c'était le néant : les élites locales n'avaient rien d'autre à proposer à leur population que la promesse d'une entrée dans la société de consommation. Mais la donne a changé : depuis la guerre d'Irak en 2003, l'influence occidentale dans la région a reculé ; les régimes eux-mêmes ont perdu toute légitimité du fait de l'aggravation des inégalités sociales, du chômage et de la corruption ; enfin, les peuples qui avaient accepté jusque-là de se soumettre tant qu'aucune perspective ne semblait se dessiner à l'horizon se sont redécouvert des aspirations. Grâce à la jeunesse tunisienne et à la technologie, un acteur est né et a prouvé que le changement n'était pas nécessairement synonyme de chaos : la société civile.
L. A. R. et M. A. A. - Arrêtons-nous un instant sur les modalités de ce soulèvement. N'exagère-t-on pas l'importance des réseaux sociaux quand on sait qu'une large part des déshérités qui ont grossi les rangs des manifestants n'y ont pas ou très peu accès ? Par ailleurs, en Syrie, le régime a coupé la société du monde extérieur et entravé la diffusion d'Internet...
B. G. - Pour que les gens osent se soulever, il faut leur laisser l'espoir d'occuper un vide politique tout en échappant aux foudres du régime. Or la révolution techno-médiatique a permis aux jeunes de créer un « parti politique virtuel » qu'aucun censeur et aucun policier ne peuvent désormais contrôler. La possibilité de relier des milliers d'individus entre eux, de mettre en place une organisation, de communiquer et d'élaborer …
Burhan Ghalioun - Mohamed Bouazizi est devenu le symbole d'une grande révolution dont les origines profondes sont à rechercher dans la faillite du système politique, économique et culturel arabe. Il ne s'agit pas simplement du geste d'un individu désespéré ou d'un Tunisien. Depuis la chute de mur du Berlin, seul le monde arabe était resté à l'écart de l'adhésion généralisée aux valeurs démocratiques ; bon nombre d'analystes avaient justifié cette exception en affirmant que l'islam ou la culture arabe étaient incompatibles avec la modernité politique. En réalité, le monde arabe a été empêché d'accéder aux valeurs de cette modernité politique. Par les puissances occidentales, d'abord, qui tenaient à endiguer la montée de l'islam politique et à protéger leurs intérêts économique contre les risques d'une immigration incontrôlée. Par les élites dirigeantes locales, ensuite, qui ont fait échec à toute transformation démocratique en s'appuyant sur la répression. Des facteurs internes et externes ont conjugué leurs effets pour produire un système à la fois despotique et néolibéral.
Aussi bien en Afrique du Nord qu'au Moyen-Orient, d'importants moyens ont été investis dans les instruments de coercition alors que, sur le plan culturel, c'était le néant : les élites locales n'avaient rien d'autre à proposer à leur population que la promesse d'une entrée dans la société de consommation. Mais la donne a changé : depuis la guerre d'Irak en 2003, l'influence occidentale dans la région a reculé ; les régimes eux-mêmes ont perdu toute légitimité du fait de l'aggravation des inégalités sociales, du chômage et de la corruption ; enfin, les peuples qui avaient accepté jusque-là de se soumettre tant qu'aucune perspective ne semblait se dessiner à l'horizon se sont redécouvert des aspirations. Grâce à la jeunesse tunisienne et à la technologie, un acteur est né et a prouvé que le changement n'était pas nécessairement synonyme de chaos : la société civile.
L. A. R. et M. A. A. - Arrêtons-nous un instant sur les modalités de ce soulèvement. N'exagère-t-on pas l'importance des réseaux sociaux quand on sait qu'une large part des déshérités qui ont grossi les rangs des manifestants n'y ont pas ou très peu accès ? Par ailleurs, en Syrie, le régime a coupé la société du monde extérieur et entravé la diffusion d'Internet...
B. G. - Pour que les gens osent se soulever, il faut leur laisser l'espoir d'occuper un vide politique tout en échappant aux foudres du régime. Or la révolution techno-médiatique a permis aux jeunes de créer un « parti politique virtuel » qu'aucun censeur et aucun policier ne peuvent désormais contrôler. La possibilité de relier des milliers d'individus entre eux, de mettre en place une organisation, de communiquer et d'élaborer …
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