Les Grands de ce monde s'expriment dans

RECONQUERIR LE TEMPS

Politique Internationale - On dit souvent que l'Europe s'est constituée au XIXe siècle grâce aux transports et, en particulier, grâce aux réseaux ferrés. Partagez-vous cette conviction ? Edgar Morin - Tout à fait. J'ai le souvenir d'un réseau très dense, qui a commencé à disparaître avant la Seconde Guerre mondiale au profit du car puis de l'automobile. Les autoroutes sont une création relativement récente. Pour moi, la voiture est le symbole du plaisir individuel, une forme de liberté, la possibilité de s'arrêter quand on veut. Elle a permis une plus grande flexibilité dans les déplacements. Mais il est clair que l'Europe s'est construite grâce au train, à travers des lignes mythiques comme l'Orient-Express, le Paris-Belgrade ou le Paris-Berlin. P. I. - Avez-vous personnellement fréquenté les luxueux compartiments de l'Orient-Express ? E. M. - J'ai eu la chance de connaître cette magie. Quand j'étais jeune, il m'arrivait de rendre visite à un oncle et une tante qui vivaient à Belgrade. C'était fascinant de monter dans ce train, de côtoyer ces passagers venus des quatre coins de l'Europe et des États-Unis, de se reposer dans les wagons-lits et de se laisser emporter jusqu'à l'autre bout du continent... P. I. - L'essor des lignes à grande vitesse sur de longues distances depuis une vingtaine d'années a-t-il contribué à l'intégration du continent ? E. M. - Le renouveau de ces lignes joue, en effet, un rôle majeur dans les relations entre les pays européens. La France en a été la grande bénéficiaire : avec l'Eurostar, le Thalys, les liaisons avec la Suisse, l'Italie et l'Allemagne, Paris est devenu un passage obligé. Le développement de la connexion rail-air du TGV à Roissy est également très appréciable. Plusieurs grandes villes de province comme Lyon, Lille ou Nantes se sont désenclavées grâce aux lignes à grande vitesse. P. I. - En quoi le train est-il devenu indispensable ? E. M. - En termes de confort et de durée, le TGV est désormais incontournable pour les distances relativement courtes, n'excédant pas 5 heures (si l'on considère qu'un voyage d'une heure en avion correspond à un trajet de 5 heures en train). Le train a la particularité d'être inscrit dans le territoire ; les gares sont implantées dans les centres-villes ; l'accès aux trains est facile et rapide, contrairement aux transports aériens, qui nécessitent des procédures de contrôle fastidieuses et une longue attente. La dimension terrestre est primordiale. Symboliquement et économiquement, le train est l'un des facteurs de développement d'une région. P. I. - C'est aussi un facteur d'accélération considérable. N'est-ce pas paradoxal, pour un partisan du « slow time » comme vous, de tant encenser les trains à grande vitesse ? E. M. - Disons que le succès des lignes à grande vitesse est un avatar de la globalisation, qu'il a créé une mosaïque de territoires interconnectés. Mais cette accélération ne doit pas entraver la philosophie du « slow time » qui me tient à coeur. P. I. - Vous faites référence à cette notion dans La Voie. …