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ALLEMAGNE : CONFESSIONS D'UN ENFANT DU SIECLE

Mieux que quiconque, Hans-Dietrich Genscher incarne l'histoire européenne des trente dernières années du XXe siècle - une période durant laquelle il fut successivement le brillant second de Willy Brandt (comme ministre de l'Intérieur) puis de Helmut Schmidt et de Helmut Kohl (comme ministre des Affaires étrangères). En tout, il a cumulé vingt-trois ans de bons et loyaux services à des postes clés du gouvernement allemand. Ce qui constitue à la fois un record et une performance... Tout au long de ces années, M. Genscher a joué un rôle central dans la construction européenne. Il a été un acteur majeur de la politique de détente et est apparu comme un médiateur de premier ordre entre les États-Unis et l'Union soviétique. Enfin, il a largement participé à la réunification allemande. Pour Hans-Dietrich Genscher, la politique ne s'est pas arrêtée le 18 mai 1992, lorsqu'il rendit son maroquin à Helmut Kohl. Aujourd'hui président d'honneur du Parti libéral allemand, le FDP - dont il a été longtemps le numéro un et à la tête duquel il fit et défit les gouvernements, notamment en 1982 quand, avec son ami le comte Otto Lambsdorff, il permit à Helmut Kohl de remplacer un Helmut Schmidt lâché par son propre parti -, le « retraité » Genscher exerce toujours une influence notable sur cette formation politique et, donc, sur le gouvernement Merkel auquel le FDP est associé. Maintes photos récentes le montrant à Berlin parmi les actuels leaders l'attestent, tout autant que son carnet de rendez-vous très chargé. Quand nous l'avons rencontré dans sa maison proche de Bonn, il venait d'avoir plusieurs entretiens téléphoniques relatifs à l'actualité politique et s'apprêtait à accorder une interview à la télévision allemande. M. Genscher (84 ans), qui a triomphé dans sa jeunesse d'une très grave maladie, a la chance d'être aujourd'hui beaucoup plus mobile que Helmut Kohl (81 ans), physiquement handicapé par un grave accident, et que Helmut Schmidt (93 ans). Aussi représente-t-il, à la fois, la mémoire de l'histoire allemande et européenne récente pour le grand public et un analyste avisé de la politique internationale pour les experts. Ce grand homme, cet homme grand, au propre et au figuré, a toujours cru au contact personnel, à l'entretien face à face, pour nouer des relations transparentes et découvrir ce que l'interlocuteur ne dira pas au téléphone ou par courrier. D'où son incessante « bougeotte », source de quelques plaisanteries comme celle-ci, dont il serait l'auteur : « L'autre jour, j'étais en avion et un autre avion nous a croisés. Quelqu'un, par le hublot, m'a fait signe de la main. Savez-vous qui c'était ? Genscher... » Plus que tout autre, il a compris - comme il l'explique dans cet entretien exclusif accordé à notre revue - qu'après les félonies du passé l'Allemagne n'avait pas d'autre issue, pour redevenir un acteur international respecté et un partenaire fiable, que de « créer de la confiance ». Cet impératif, constante de la politique allemande d'après-guerre, est devenu pour lui une seconde nature. Si Konrad Adenauer en fut l'initiateur, notamment dans sa relation avec Charles de Gaulle, Hans-Dietrich Genscher a su apporter à ce principe des variantes qu'il a observées chez les chanceliers dont il fut l'inspirateur et le complice : ce que l'on appelle la « méthode Genscher ». Cette attitude modérée et conciliante ne l'a pas empêché, à l'occasion, de jeter dans la balance le prestige économique de l'Allemagne. On a parlé, alors, de la « diplomatie du carnet de chèques ». Mais la « méthode Genscher » relève avant tout de la psychologie politique. L'homme a su emprunter à la fois à la chaleur humaine de Brandt, à la fiabilité de Schmidt et à la bonhomie de Kohl. L'autre trait distinctif qui frappe chez cet ancien provincial de l'Est, né alors que l'Allemagne s'effondrait sur elle-même dans une crise sans précédent et allait être emprisonnée douze ans durant dans la cage de fer du national-socialisme, c'est qu'il a appris, dès l'enfance, à « regarder par-dessus le bord de l'assiette », selon le dicton allemand, et à « penser transnational », voire à « penser en termes de continents ». L'ouverture aux autres est son image de marque. À ces qualités, il faut ajouter l'absence de préjugés. Quand Helmut Kohl se méfiait encore de Mikhaïl Gorbatchev et comparait les propos du nouveau maître du Kremlin à ceux de Goebbels, Genscher, lui, choisissait de se rapprocher du numéro un soviétique. Il avait compris, en effet, que son interlocuteur était sincère et authentique, et qu'il sortait d'un moule classique, comme lui-même. Cette lucidité lui a permis de nouer une relation Bonn-Moscou qui a contribué à changer le monde. Il fut, aussi, le premier homme politique occidental à se rendre en Iran après la révolution islamique. Son intuition, son aptitude à se mettre à la place d'autrui, adversaires politiques inclus, ont fait de lui une personnalité politique unique en son genre mais dont les prises de position ont parfois fait jaser dans son propre camp. Ce fut le cas, par exemple, quand il joua à fond, en digne héritier de Willy Brandt, la carte de la détente Est-Ouest pour rassurer les Soviétiques ; ou quand il se prononça clairement contre l'Initiative de défense stratégique (IDS) lancée en 1983 par Ronald Reagan (la fameuse « guerre des étoiles ») en se rapprochant des positions de Moscou. Ses adversaires l'ont alors soupçonné de connivence avec le bloc communiste. Lorsqu'on découvrit dans les dossiers de la Stasi qu'il aurait eu des contacts avec des agents de l'Est, ce prétendu « secret » sembla confirmé. Mais il est apparu entre-temps, et de façon incontestable, que la section de désinformation de la Sûreté d'État est-allemande avait fabriqué un faux dossier pour le compromettre, probablement parce que Berlin-Est n'aimait pas qu'un dirigeant ouest-allemand pût entretenir une relation diplomatique directe avec le Kremlin. Évidemment, la « méthode Genscher » comporte des risques. Par exemple : compte-t-il sur le fait que la Turquie se retirera d'elle-même de la course quand il préconise son entrée dans l'UE avec ses 80 millions de citoyens musulmans qui changeraient radicalement la donne en Europe ? Ou bien croit-il vraiment que l'élan islamique qui a succédé au printemps arabe ne tournera jamais à la radicalisation ? Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que, toute sa vie, Hans-Dietrich Genscher a dansé sur la corde raide. Mais sans sa belle audace, l'Europe ne serait probablement pas ce qu'elle est aujourd'hui. Là est peut-être la raison du prestige inégalé dont il jouit toujours auprès de ses compatriotes, comme le prouve cette histoire vraie : il y a quelques années, des malfaiteurs avaient pénétré par effraction chez lui et avaient dérobé sa collection de stylos rares. Quelque temps après, ayant appris que la maison cambriolée appartenait à l'ancien ministre, les malfrats lui renvoyèrent leur butin par colis postal... J.-P. P. Jean-Paul Picaper - Monsieur Genscher, à l'exception d'Andreï Gromyko, qui vivait dans un autre système, vous avez été dans l'après-guerre, sinon au XXe siècle, le ministre qui est sans doute resté le plus longtemps à son poste. N'êtes-vous pas, vous-même, impressionné par ce record ? Hans-Dietrich Genscher - Il est vrai que je suis resté un bon bout de temps au gouvernement ! Vingt-trois ans, pour être exact : cinq ans à l'Intérieur et dix-huit aux Affaires étrangères. Mais quand je repense à ma carrière, je souligne surtout le fait que j'ai été le collaborateur de trois chanceliers : Willy Brandt, Helmut Schmidt et Helmut Kohl. J.-P. P. - De ces trois dirigeants, lequel vous a laissé la plus forte impression ? H.-D. G. - Tous trois ont été des chanceliers remarquables, chacun à sa façon. Je pense cependant que, d'un point de vue historique, c'est Brandt qui a joué le rôle le plus décisif, spécialement pour ce qui concerne l'évolution intérieure de la République fédérale. Il a significativement modernisé le pays (1). J.-P. P. - Vous êtes né en 1927. Vous avez donc connu la guerre et l'après-guerre. Ce fut l'époque de Churchill et de De Gaulle ; puis, plus tard, en Allemagne, celle de Theodor Heuss, le grand président libéral, et d'Adenauer, le chancelier de la réconciliation. De tels personnages existent-ils encore aujourd'hui ? Que sont les grands hommes devenus ? H.-D. G. - Je crois que chaque époque a ses grands hommes et que le jugement de l'Histoire diffère de celui des contemporains. Prenons l'Allemagne en exemple. Ses dirigeants actuels doivent remplir simultanément trois tâches. La première consiste à rassembler l'Allemagne à l'intérieur : amener deux moitiés qui ont des passés extrêmement différents à surmonter leurs différences. Deuxième tâche : faire en sorte que l'Europe ne se contente pas de maîtriser son élargissement, mais qu'elle s'adapte aussi à l'avenir. Troisième objectif : assurer que les Européens aient leur mot à dire dans la création d'un nouvel ordre mondial. Admettez qu'il s'agit d'un vaste défi et qu'il n'est pas aisé de dire, aujourd'hui, quels sont les dirigeants qui le relèvent le mieux. L'Histoire jugera, comme toujours ! En attendant, j'estime qu'il y a partout en Europe des personnalités d'envergure. J.-P. P. - Vous ne citez pas de noms... H.-D. G. - En effet. Je ne crains cependant pas de dire qu'il y a des femmes et des hommes qui m'impressionnent. Je peux même vous confier que je compte parmi eux la chancelière allemande et, aussi, l'actuel président français. J.-P. P. - Selon les sondages, les politiciens d'aujourd'hui ne sont plus populaires... et, pourtant, on attend tout d'eux ! Comment expliquer ce paradoxe ? H.-D. G. - Êtes-vous certain qu'il en allait autrement autrefois ? La réputation des politiciens n'a jamais été particulièrement bonne ! Naturellement, étant moi-même un politicien, je trouve cela injuste... Je sais bien à quel point il est difficile de faire ses preuves dans la société actuelle. J.-P. P. - À ce sujet, Helmut Kohl …