C'est un véritable bouleversement que la scène politique tibétaine a connu en 2011 : le Dalaï Lama a décidé de transférer ses responsabilités politiques et administratives à un pouvoir exécutif dirigé par un chef de gouvernement élu au suffrage universel. Il s'agit d'un changement fondamental : la forme traditionnelle du gouvernement - qui unissait pouvoir religieux et pouvoir politique - disparaît au profit de la séparation de la religion et de l'État. Dans cet entretien exclusif, Lobsang Sangay, qui vient d'être élu à ce poste éminent, revient sur son parcours et décrit l'ampleur de sa mission. Chef d'un gouvernement en exil et d'un peuple non représenté dans les grandes instances internationales, Lobsang Sangay, lui-même né en exil, n'aura peut-être jamais la possibilité de rencontrer dans leur pays les Tibétains... qui ne l'ont même pas élu ! En effet, le gouvernement chinois, qui occupe depuis 1951 l'ensemble du territoire où résident les populations tibétaines, n'entend pas relâcher le contrôle qu'il exerce sur cet espace immense, doté de gigantesques richesses naturelles et d'une grande importance stratégique. Il contrôle jalousement l'accès aux régions himalayennes de la Chine, ne laissant ni les Tibétains de l'intérieur quitter librement la Chine, ni les Tibétains de l'exil retourner voir leurs compatriotes. Il arrive même, assez souvent, que la région soit interdite aux touristes et aux journalistes. Et les deux hommes que Pékin souhaite le moins voir s'approcher des frontières du pays sont bien Lobsang Sangay et le Dalaï Lama. Notre amie Claude Levenson, qui avait consacré les trente dernières années de sa vie à défendre la cause tibétaine, aimait dire : « Le Tibet se meurt de nos silences. » Il est effectivement difficile de parler du Tibet : d'un côté, les Chinois donnent leur version de la situation et ne permettent à aucune instance indépendante de mener librement des enquêtes au Tibet. Les Tibétains habitant sur place qui s'aventurent à témoigner des violences qu'ils ont subies (1) suite à des manifestations ou à des mouvements de revendication sont presque systématiquement condamnés à de lourdes peines de prison. Les moines et les nonnes font l'objet de campagnes de « rééducation patriotique » dans les monastères et les couvents, qui se soldent par leur expulsion de ces institutions. En 1996, 20 000 religieux ont ainsi dû retourner à une vie laïque qu'ils avaient parfois quittée depuis des dizaines d'années et pour laquelle ils ne sont pas formés. En 2001, les autorités chinoises ont expulsé 6 000 religieux après avoir détruit le monastère de Serthar. Depuis le printemps 2011, c'est le monastère de Kirti qui est visé. Des jeunes moines ont commencé à s'y immoler par le feu, au rythme de un ou deux par mois. De leur côté, les Tibétains de l'exil, qui résident majoritairement en Inde et au Népal, s'efforcent de maintenir vivante leur tradition culturelle et spirituelle et multiplient les appels au secours auprès de la communauté internationale. Malgré le prestige incontestable dont jouit le Dalaï Lama, force est de constater que ses interventions et ses déplacements sont fréquemment annulés ou interdits, suite aux injonctions du Parti communiste chinois, devant lesquelles les gouvernements démocratiques plient trop facilement. Privé de tout contact direct avec ses compatriotes vivant au Tibet, la tâche de Lobsang Sangay, premier chef laïque d'un gouvernement à avoir été démocratiquement élu par les Tibétains de la diaspora, s'avère périlleuse. Il ne peut pas prononcer le mot « indépendance » sans risquer d'engendrer des luttes interethniques à l'intérieur de la Chine, et il ne peut pas se contenter de réclamer une simple autonomie, comme le faisait le Dalaï Lama, sans risquer de décevoir son électorat, qui est plutôt jeune, informé de l'actualité internationale et désespère de voir un jour la liberté restaurée dans son pays natal. Comme toujours, la solution du problème se trouve entre les mains des dirigeants de Pékin... M. H.
Marie Holzman - Vous venez d'être élu premier ministre de ce qui est dorénavant appelé l'Administration centrale tibétaine et non plus gouvernement tibétain en exil. Vous êtes le premier dirigeant tibétain laïque et né en exil. Comment êtes-vous arrivé à ce poste ? Lobsang Sangay - Je suis effectivement né en exil, en 1968. Je ne peux pas vous donner la date de mon anniversaire, car je ne la connais pas. Parmi mes compatriotes résidant en Inde, 25 % se disent nés le 10 mars, qui est la date anniversaire du soulèvement contre les Chinois à Lhassa, en 1959 ; 25 % le 15 août, date de l'indépendance de l'Inde ; 25% le 6 juillet, date de naissance du Dalaï Lama ; et seulement 25 % savent vraiment quand ils sont venus au monde. Mes parents ont fui le Tibet en 1959, la même année que le Dalaï Lama. Ils ont trouvé refuge dans un camp que les Indiens avaient mis en place pour nous accueillir. C'est là que j'ai grandi, entouré de mon père et de ma mère, de leurs trois vaches, d'une douzaine de poules et de moins d'un hectare de terre cultivable. Nous avons mangé du riz et de la soupe de lentilles tous les jours pendant mes dix premières années. Par la suite, mes parents ont vendu l'une de leurs vaches pour que je puisse rejoindre une école destinée aux enfants tibétains. Après avoir terminé mes études de droit à l'Université de New Delhi, j'ai obtenu une bourse d'études Fulbright pour approfondir mes connaissances à la faculté de droit de l'Université de Harvard. J'y travaillais toujours en tant que chercheur lorsque j'ai été élu Kalon Tripa - comme s'énonce mon titre en tibétain -, c'est-à-dire chef du gouvernement. Cette année, sa Sainteté le Dalaï Lama a, selon ses propres mots, « volontairement, avec joie et de son plein gré » transmis tous ses pouvoirs politiques à un dirigeant élu démocratiquement, transformant ainsi de façon fondamentale l'institution des dalaï lamas, vieille de 369 ans. La vision de sa Sainteté est celle d'une société tibétaine démocratique et laïque, qui soit autonome et perpétue le progrès social et politique. Cette décision visant à séparer l'autorité politique de l'autorité spirituelle exprime le message d'un dirigeant profondément soucieux du bien et de l'avenir de son peuple. C'est pourquoi mon élection constitue une véritable rupture et un renouveau historique pour notre peuple. M. H. - Les Tibétains, qui sont si attachés à leur chef spirituel, ont-ils bien ressenti cette décision ? L. S. - À vrai dire, la rupture ne s'est pas faite du jour au lendemain ! C'est le fruit d'un très long processus. Le Dalaï Lama l'a enclenché dès 1963 en insistant pour que soit inscrit dans la Constitution le fait qu'il puisse être lui-même poursuivi en justice en cas de manquement à ses fonctions. Cette démarche a provoqué des cris d'horreur dans la population tibétaine, mais la décision a fini par être votée : ainsi, le chef spirituel des …
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