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QUEL « MODELE TURC » ?

Thérèse Delpech*
* Chercheur associé au CERI. Auteur, entre autres publications, de : L'Héritage nucléaire, Complexe, 1997 ; La Guerre parfaite, Flammarion, 2001 ; Politique du chaos, Seuil, 2002 ; L'Ensauvagement, Grasset, 2005 ; L'Iran, la bombe et la démission des nations, Autrement, 2006 ; Le Grand Perturbateur. Réflexion sur la question iranienne, Grasset, 2007 ; L'Appel de l'ombre, Grasset, 2010.
Quel « Modèle Turc » ?
Les articles sur le « modèle turc » connaissent depuis quelques années une grande vogue intellectuelle. Ce modèle a d'abord été présenté comme une perspective rassurante dans un Proche-Orient que l'on imaginait volontiers gagné par l'extrémisme ou, pire, par la tentation terroriste au lendemain du 11 septembre 2001. Il est ensuite apparu comme une alternative au « modèle iranien », discrédité par la répression impitoyable qui a suivi les élections présidentielles truquées de juin 2009. Plus récemment, de nombreux analystes, surpris par le « printemps arabe » qui s'est répandu comme une traînée de poudre, ont trouvé dans cette expression une explication aux bouleversements politiques en cours : ce que voulaient les révoltés de la place Tahrir ou des rues de Tunis, c'était un régime de type turc (1). C'est-à-dire, aux yeux de ces analystes, un mélange de respect de l'islam, de stabilité politique et de réussite économique avec, en prime, les droits civiques pour tous les citoyens, une armée neutre politiquement et des mesures favorables à une classe moyenne d'entrepreneurs. En d'autres termes, un régime qui rendrait l'islam compatible avec le développement et la démocratie.
Grâce à une propagande bien huilée, relayée par de nombreuses institutions à travers le monde (dont l'Institut du Bosphore à Paris), Ankara a fabriqué de toutes pièces cette belle image d'Épinal et érigé son système en « modèle » aux yeux des Occidentaux, réussissant au passage à faire oublier les journalistes emprisonnés, les procès arrangés, les opérations militaires contre les Kurdes (2) et la complaisance à l'égard de Téhéran. En réalité, le concept remporte un succès beaucoup plus modeste auprès des peuples arabes eux-mêmes, qui ne voient pas nécessairement dans la patrie d'Erdogan une source d'inspiration convaincante (3). La Turquie, qui se présente volontiers comme la superpuissance régionale, et qui peine à dissimuler ses rêves de restauration de l'influence ottomane, n'est pas toujours bien perçue dans cette partie du monde. D'autant que la présence économique turque a été à l'origine de douloureuses faillites d'entreprises, notamment en Syrie et en Irak. Circonstance aggravante : à l'heure où les Arabes se soulèvent contre des pouvoirs violents, arbitraires et corrompus qui les oppriment, certains n'ont pas oublié que le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a reçu en décembre 2010 le prix Kadhafi des droits de l'homme (le dernier à avoir été décerné, un privilège douteux) (4). Pour couronner le tout, Ankara est soupçonnée de jouer sur tous les tableaux, de Téhéran (accord nucléaire de mai 2010) à Washington (acceptation sur le sol turc d'un radar destiné à la défense antimissile).
Pour autant, aucun doute ne semble subsister sur deux …