Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'ARGENTINE DES KIRCHNER

Référence incontournable dans le domaine de la littérature et de la culture, l'essayiste Beatriz Sarlo incarne désormais la critique du pouvoir en Argentine. À 70 ans, cet ancien professeur de l'Université de Buenos Aires, qui a été membre du Wilson Center à Washington, titulaire de la chaire Simon Bolivar à l'Université de Cambridge, au Royaume-Uni, et visiting fellow aux universités de Berkeley, Columbia et Chicago, s'impose comme l'une des observatrices les plus percutantes de la vie politique de son pays. Elle se place à contre-courant de la plupart des intellectuels argentins qui ont fait allégeance au président Nestor Kirchner dès son élection en 2003, puis à sa femme Cristina Fernandez de Kirchner qui lui succède à la Casa Rosada en 2007. Certains d'entre eux ont été attirés par la possibilité d'être nommés à des postes en vue. D'autres ont été sincèrement séduits par une politique volontariste donnant la priorité à la recherche et à l'enseignement. La grande crise des agriculteurs (1), qui fait chanceler les Kirchner en 2008, marque un point de rupture parmi les leaders d'opinion. Le gouvernement se montre plus autoritaire. Des clivages d'une autre époque reviennent au grand galop : péronistes contre anti-péronistes, peuple contre oligarchie, amis contre ennemis... La plupart des intellectuels, écrivains, cinéastes, journalistes, universitaires ou scientifiques de la gauche progressiste vont prendre le parti du gouvernement au sein d'un forum appelé « Lettre Ouverte » (« Carta Abierta ») fondé cette année-là. Ce mouvement, qui se réunit une fois par semaine à la Bibliothèque nationale, dirigée par le sociologue kirchnériste Horacio Gonzalez, considère toute critique contre la présidente comme un crime de lèse-majesté. L'affrontement s'exacerbe en 2009 lors du vote de la loi sur l'audiovisuel, qui se propose de démocratiser les médias en démantelant les monopoles, dont le puissant groupe multimédia Clarin. Beatriz Sarlo sera le fer de lance de l'opposition, qui y voit un danger pour la liberté de la presse. Pour elle, la stigmatisation de l'adversaire, typique du populisme, constitue un danger pour la démocratie. Cette femme ancrée à gauche a lutté contre la dictature militaire (2) (1976-1983), créant et dirigeant la revue culturelle Punto de Vista (1978-2008) qui deviendra, à partir de la transition démocratique, l'une des publications phares du monde intellectuel argentin et latino-américain. Beatriz Sarlo n'a pas froid aux yeux. Elle en a donné la preuve en participant au programme de télévision « 6.7.8 », qu'elle qualifie elle-même de fleuron de la propagande du pouvoir, se jetant dans la gueule du loup kirchnériste. Elle démontera pourtant, un à un, ses inquisiteurs. Répondant du tac au tac. Sa prestation fera exploser les réseaux sociaux, la propulsant à la une des journaux. C'est presque malgré elle qu'elle devient un personnage médiatique, de plus en plus sollicitée par le grand quotidien La Nación pour y écrire à chaud des tribunes. Mais, en réalité, Beatriz Sarlo aime avant tout la réflexion et le temps long : les livres, plutôt que les billets ou les plateaux télé. Dans un essai de plus de 200 pages, L'Audace et le calcul (Sudamericana, Buenos Aires), elle montre comment un obscur gouverneur d'une province de Patagonie, Nestor Kirchner, a pu devenir l'un des présidents argentins les plus puissants des dernières décennies. Franc-tireur, Beatriz Sarlo adhère toutefois en janvier dernier à un nouveau collectif d'intellectuels, « Plataforma 2012 », mené par la sociologue Maristella Svampa. On y trouve des personnalités diverses : la cinéaste Lucrecia Martel, le peintre Luis Felipe Noé ou le juriste et philosophe Roberto Gargarella. Face à « Lettre Ouverte », ce mouvement entend relancer la « pensée critique » et contester le « discours hégémonique » en mettant sur la place publique des thèmes gênants pour le pouvoir : la persistance des inégalités malgré dix ans de croissance ; les dégâts causés à l'environnement par les mines à ciel ouvert ; ou la corruption dans la fonction publique... P. D. Pauline Damour - Comment expliquez-vous le succès du kirchnérisme en Argentine ? Est-il essentiellement lié à ce qu'on appelle ici « el viento de cola », la formidable croissance économique tirée du boom des matières premières dont le pays regorge, ou s'agit-il d'un réel « modèle argentin » basé sur la reconstruction du politique après la débâcle de 2001 ? Beatriz Sarlo - Le kirchnérisme, courant populiste de centre gauche né avec l'accession de Nestor Kirchner à la présidence de l'Argentine en 2003, repose sur le soutien quasi indéfectible de la classe populaire et ouvrière, affiliée historique du péronisme et du parti justicialiste (3) au pouvoir. Ce noyau dur représente un bon quart de l'électorat argentin. Et c'est logiquement celui qui a le plus bénéficié de la politique de redistribution des richesses mise en place par Nestor Kirchner entre 2003 et 2007, puis par sa femme Cristina, qui lui a succédé à la Casa Rosada. Les époux ont en effet envoyé paître les économistes libéraux en mettant en oeuvre des mesures de redistribution qu'avaient supprimées leurs prédécesseurs. À commencer par Carlos Menem (1989-1999). Ce revirement était fondamental étant donné la détérioration sociale de l'Argentine après quatre années de récession économique (1998-2001). Le pays était exsangue : un quart de ses habitants était au chômage, près de la moitié vivait sous le seuil de pauvreté. En réalité, c'est Eduardo Duhalde, président péroniste par intérim entre 2002 et 2003 et parrain politique de Nestor Kirchner, qui avait donné le coup d'envoi en créant le plan Jefes y Jefas de Hogar (plan Chefs de famille), un système d'allocations chômage pour les ménages les plus pauvres. Ces plans d'aide sont gérés pour la plupart de manière clientéliste, comme c'est souvent le cas en Argentine. Ils sont entre les mains du caudillo provincial, du conseiller municipal ou du « puntero » (chef de quartier) et autres affiliés du parti qui les distribuent en échange de « faveurs » politiques. Ils ne sont ni universels ni automatiques - à l'exception de l'allocation familiale, Asignacion Universal por Hijo, créée par Cristina Kirchner en octobre 2009 sur le modèle du programme « Bolsa familia » au Brésil et qui a permis d'améliorer le niveau de vie de près de 2 millions de familles à bas revenu. P. D. - Le soutien des classes populaires explique-t-il tout ? B. S. - Non, en effet. À partir de 2004, l'envolée de la croissance liée essentiellement à l'explosion mondiale des cours du soja (l'Argentine est le premier exportateur mondial d'huile et de farine de soja) a permis au gouvernement de rallier la classe moyenne urbaine. Cette classe moyenne, qui était descendue dans la rue en 2001 en tapant sur des casseroles et en criant aux dirigeants politiques « que se vayan todos » (qu'ils partent tous), n'imaginait pas qu'elle retrouverait aussi rapidement son pouvoir d'achat et son travail. Deux ans à peine après qu'elle fut frappée de plein fouet par la crise la plus grave de l'histoire du pays, Nestor Kirchner …