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LE « SYSTEME POUTINE »

Le 4 mars 2012, sans surprise, Vladimir Poutine a remporté l'élection présidentielle russe dès le premier tour, avec 63,6 % des suffrages. Le mandat présidentiel - qui était, auparavant, de quatre ans - ayant été porté à six ans renouvelables une fois, M. Poutine pourrait rester à la tête du pays jusqu'en 2024. Son règne en tant que président ou premier ministre aura alors duré un quart de siècle (1)... Trois mois avant la présidentielle, le 4 décembre 2011, le parti pro-Poutine, Russie unie, avait remporté les élections législatives. Majoritaire au Parlement, plébiscité par ses concitoyens, l'homme fort de Moscou pourrait, a priori, pavoiser. Mais sa victoire a un goût amer. Elle a, en effet, été largement ternie par des protestations massives, phénomène fort inhabituel en Russie. Ces manifestations avaient démarré au lendemain des législatives du 4 décembre - un scrutin au cours duquel de nombreuses irrégularités avaient été relevées. À Moscou et dans les autres grandes villes, des centaines de milliers de personnes sont descendues à plusieurs reprises dans les rues, malgré un froid polaire, pour contester énergiquement la victoire de Russie unie. Un spectacle qui s'est reproduit à la suite de l'élection présidentielle du 4 mars. Les protestataires étaient, pour la plupart, des gens plutôt jeunes et bien éduqués. Cette partie de la population ne veut plus vivre dans une « démocratie dirigée ». Elle aspire à plus de liberté et de transparence ; elle exige de vraies réformes ; elle rêve de l'éradication d'une corruption devenue endémique. On peut dater le réveil de cette « autre Russie » du 23 septembre 2011. Ce jour-là, à l'occasion d'un congrès de Russie unie, Vladimir Poutine, alors premier ministre, et Dmitri Medvedev, alors président, ont annoncé le plus tranquillement du monde qu'ils allaient échanger leurs places à l'issue des consultations électorales : Poutine reviendrait au Kremlin tandis que Medvedev le remplacerait à la tête du gouvernement. La désinvolture de cette déclaration a choqué et humilié une population habituellement résignée et apolitique. Les fraudes constatées lors des législatives et de la présidentielle allaient pousser sa patience à bout et l'inciter à lancer un mouvement de contestation d'une ampleur inouïe depuis vingt ans. Dans ce contexte, certains observateurs se sont empressés de dresser un parallèle entre la Russie actuelle et plusieurs États ex-soviétiques qui furent le théâtre, ces dernières années, de « révolutions de couleur ». Le récent « printemps arabe » est, lui aussi, dans toutes les mémoires... Le régime russe serait-il en train de vaciller ? D'autres analystes soulignent, à l'inverse, que le régime est très solide et annoncent que, dans les années à venir, la Russie connaîtra une stagnation semblable à celle vécue sous Léonid Brejnev (1964-1982), un dirigeant auquel Vladimir Poutine est de plus en plus souvent comparé. La journaliste russe Tania Rakhmanova, réalisatrice de nombreux documentaires et lauréate de plusieurs prix prestigieux, a étudié en profondeur le « système Poutine ». Très critique à l'égard de l'ancien agent du KGB, elle a, en particulier, consacré à son ascension un documentaire amplement salué, « La prise du pouvoir par Vladimir Poutine » (2005), et, plus récemment, un ouvrage très minutieux qui vient de paraître en France (son pays de résidence), dans lequel elle ne ménage pas l'hôte du Kremlin. Elle dresse ici un portrait sans fard du numéro un russe - un homme qui devait n'être que la marionnette des conseillers de son prédécesseur, Boris Eltsine, et qui a, en quelques années, modelé le pays à son image... N. R. Natalia Rutkevich - Selon les données officielles, Vladimir Poutine a obtenu 63,6 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle. Ce résultat reflète-t-il vraiment l'opinion des électeurs russes ? Tania Rakhmanova - À mon avis, le score de Poutine a été artificiellement gonflé. Les résultats fournis par la Ligue des électeurs - un organisme russe indépendant qui se consacre à la surveillance des élections - sont beaucoup plus crédibles. D'après la Ligue, le nouveau président aurait recueilli non pas 63 % mais 53 % des suffrages. Il faut noter que ce chiffre coïncide avec celui de la présidentielle de mars 2000, quand Poutine avait été élu pour la première fois. On peut présumer qu'il correspond au pourcentage, assez stable, de Russes qui font par définition confiance au pouvoir et qui votent pour le candidat du système quoi qu'il arrive. Le problème, c'est que, à la différence de 2000, les données de 2012 ont été significativement « embellies »... N. R. - Pourquoi le pouvoir a-t-il souhaité procéder à cet « embellissement » ? Était-ce vraiment nécessaire ? T. R. - Il est vrai que Poutine aurait sans doute gagné dès le premier tour, même sans falsifications ; mais lui-même et son entourage souhaitaient obtenir un résultat proche de son meilleur score, celui de 2004. Cette année-là, il avait été réélu, toujours au premier tour, avec pas moins de 71 % des voix ! En 2008, il avait cédé son poste à Medvedev. Pour son grand retour au Kremlin, il voulait donc frapper fort et retrouver un score impressionnant. D'autre part, Poutine tenait à tout prix à éviter un second tour. Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, en dépit de son image martiale, ce n'est pas un combattant. Il déteste les débats contradictoires. Il a toujours refusé de se confronter à ses adversaires politiques. Il ne sait pas argumenter, ce n'est pas un bon orateur... Il veut gagner, certes, mais sans livrer bataille. C'est pourquoi le pouvoir a mis en branle la puissante machine administrative. Les élections législatives de décembre 2011 avaient servi d'avertissement aux dirigeants locaux : ceux d'entre eux qui n'avaient pas fait en sorte que le parti dirigeant, Russie unie, obtienne 55 % ou 60 % des voix ont été limogés (2). Par conséquent, cette fois-ci, ils ont mis le paquet... Et les observateurs, exceptionnellement nombreux en Russie, ont pu relever de nombreuses fraudes (3). J'ajoute que ces fraudes ne sont pas toutes visibles à l'oeil nu : on peut non seulement bourrer les urnes, mais aussi modifier les protocoles ou falsifier les calculs finaux, loin des regards... N. R. - Pourtant, l'opposition a réagi à ces fraudes avec moins de virulence qu'à celles commises lors des élections législatives de décembre. Il y a, certes, eu des manifestations, mais elles ont été de moindre envergure que trois mois auparavant. Le mouvement protestataire est-il en train de s'essouffler ? Les Russes seraient-ils en train de revenir à une sorte de léthargie politique ? T. R. - Je ne crois …