Le major Mykola Melnitchenko est à l'origine du plus important scandale ayant éclaté dans la vie publique ukrainienne depuis l'indépendance de ce pays, en 1991. Cet officier du renseignement, devenu membre de la garde personnelle du président Léonid Koutchma (en poste de 1994 à 2005), a entrepris d'enregistrer les conversations que le chef de l'État a conduites dans son bureau entre juillet 1998 et septembre 2000. Il a expliqué son geste par la volonté de dénoncer les crimes dont il s'était trouvé, malgré lui, le témoin. La révélation du contenu de ces bandes, en novembre 2000, a mis à nu les pratiques du pouvoir ukrainien et contribué au déclenchement de la « Révolution orange » en 2004. Dix ans plus tard, cette affaire continue de peser sur la vie politique du pays. En effet, le dossier judiciaire ouvert après les révélations de Mykola Melnitchenko n'est toujours pas refermé. Durant toutes ces années, l'attitude de la justice ukrainienne vis-à-vis de ces enregistrements et de leur auteur n'a cessé d'osciller. De 2000 à 2005, alors que Koutchma était encore le numéro un du pays, elle a considéré le major comme étant coupable d'atteinte à la sécurité de l'État. Puis, après 2005 et l'arrivée au pouvoir de l'équipe « orange », elle l'a accueilli comme un témoin capital dans l'instruction du procès des années Koutchma. Enfin, en novembre 2011 - alors que le pays est présidé depuis 2010 par Viktor Ianoukovitch, l'homme dont Koutchma avait souhaité faire son héritier en 2004 avant que la Révolution orange ne contrarie ses projets -, elle a de nouveau changé de pied. Elle a abandonné les poursuites visant Léonid Koutchma pour entamer, au contraire, une nouvelle mise en cause du major pour « trahison de la patrie ». M. Melnitchenko, âgé aujourd'hui de quarante-cinq ans, a traversé cette période au rythme des revirements de l'institution judiciaire. Il s'est d'abord caché à l'étranger : entre 2000 et 2005, il a vécu à Prague puis aux États-Unis. Il est rentré en Ukraine en 2005, afin d'être entendu par la justice. Et depuis novembre dernier, il se cache à nouveau quelque part en Europe. Il a accepté de confier à Politique Internationale, pour la première fois de façon aussi détaillée, le récit complet de son histoire et d'expliquer dans quelles circonstances il fut amené à mettre sur écoute l'homme qu'il était chargé de protéger, comment il s'y est pris et pourquoi. Nous avons pu l'interroger durant quatre heures. Il nous est apparu éprouvé par de longues années de combat politique et judiciaire, mais posé, aimable, méthodique, faisant même preuve d'un certain humour. Il y a chez cet homme de l'ombre qui a accepté de s'exposer un mélange de naïveté et de détermination. Il ressemble, à bien des égards, à un « Don Quichotte » surgi des profondeurs de la guerre froide. Ou encore à une sorte de Julian Assange avant l'heure, du nom du fondateur du site WikiLeaks. Son histoire pose une question universelle : un soldat qui désobéit à des ordres qu'il juge injustes est-il un traître ou un héros ? Chacun, ici, pourra se faire son idée en l'écoutant. Son récit projette, en tout cas, une lumière très intense sur la réalité de la politique ukrainienne. Après avoir lu ces pages, tous les présidents du monde se diront que le pire danger qui les menace se trouve peut-être dans leur entourage le plus proche... Pour bien comprendre les explications du major Melnitchenko, il convient, au préalable, de prendre connaissance de quelques détails complémentaires. Le nom du major est devenu célèbre lorsque des extraits des enregistrements qu'il avait réalisés ont été rendus publics, fin novembre 2000, lors d'une conférence de presse conduite par l'un des leaders de l'opposition ukrainienne, Oleksandr Moroz. Cette révélation a créé un véritable électrochoc dans le pays. Une affaire, en particulier, a retenu toute l'attention de l'opinion. Quelques semaines plus tôt, le 16 septembre 2000, Gueorgui Gongadze, un journaliste de la presse nationale connu pour son indépendance de ton, avait disparu (1). Son corps avait été découvert, décapité, dans une forêt des environs de Kiev, le 3 novembre. Sur les extraits de conversations divulgués par Oleksandr Moroz, on entendait distinctement le président Koutchma demander que l'on mette tout en oeuvre pour intimider et faire taire ce journaliste. Cet assassinat est instantanément devenu une affaire d'État. L'opposition a accusé le pouvoir d'avoir formé, au sein de la police, un groupe parallèle chargé des mesures punitives envers les opposants. Des élus ont rapporté avoir été enlevés et passés à tabac dans des circonstances proches de celles de l'élimination de Gongadze. L'enquête conduite en Ukraine sur la mort du reporter a confirmé ces soupçons. Elle a démontré que Gueorgui Gongadze avait bien été assassiné par un colonel de la police, Olekseï Pukatch, qui a pu être arrêté au bout de plusieurs années et dont le procès est toujours en cours à Kiev. En revanche, la justice n'est pas allée jusqu'à désigner le commanditaire supposé de l'assassinat. Elle n'a jamais condamné l'ancien président Koutchma. Ce dernier a fait l'objet d'une enquête préliminaire qui a finalement été déclarée « illégale », mettant un terme à l'instruction. Mais la portée des écoutes du major dépasse largement la seule affaire Gongadze. Ces bandes exposaient la face noire d'un régime qui s'appuyait largement sur la corruption, l'abus d'autorité et les passe-droits. Dans cette république sortie depuis peu de l'Union soviétique, un groupe d'hommes proches du président se partageait la propriété des entreprises les plus rentables, organisait la fraude électorale et gérait un système de pots-de-vin destiné à renforcer son emprise sur le pays. Le scandale engendré par la conférence de presse d'Oleksandr Moroz n'a pas suffi à balayer immédiatement le régime du président Léonid Koutchma. Mais il a provoqué des manifestations dès la fin 2000. Ces protestations ont crû en intensité jusqu'à aboutir, quatre ans plus tard, au grand rassemblement sur la place de l'Indépendance, à Kiev, après le second tour de l'élection présidentielle de novembre 2004. Officiellement, Viktor Ianoukovitch, le candidat du pouvoir, l'avait emporté sur son adversaire Viktor Iouchtchenko. Un résultat manifestement obtenu à la suite de falsifications massives. 17 jours et 17 nuits durant, en plein hiver, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont dénoncé la fraude électorale et scandé « Dehors les bandits ! ». Cette révolte, conduite derrière des bannières orange, a porté au pouvoir une équipe réformatrice et pro-occidentale incarnée par le président Viktor Iouchtchenko et son premier ministre, la « Dame de fer » Ioulia Timochenko. Cette équipe, cependant, s'est vite divisée. Elle n'a pas su être à la hauteur des espoirs que les Ukrainiens avaient placés en elle. En 2010, c'est leur ancien adversaire, Viktor Ianoukovitch, qui a été élu président. Depuis, le pays semble être entré dans une nouvelle période de glaciation. L'ex-président Viktor Iouchtchenko s'est placé volontairement en retrait de la vie publique. Tous ceux qui prétendaient incarner l'esprit de la Révolution orange ont été mis en prison par le nouveau pouvoir : l'ancien ministre de l'Intérieur, Iouri Loutsenko, et surtout Ioulia Timochenko, l'ex-premier ministre. Condamnée à sept ans de détention pour « abus de pouvoir », elle ne pourra évidemment pas se présenter aux prochaines élections législatives, prévues en octobre 2012. Léonid Koutchma, lui, a été plusieurs fois convoqué par les juges avant la fermeture de l'enquête. Mais il coule désormais une paisible retraite en Ukraine. Et le clan au pouvoir paraît décidé à remettre en vigueur les pires usages de la période précédente et à revenir sur les timides avancées que l'Ukraine avait connues après la Révolution orange. Autour du président Viktor Ianoukovitch se réorganise un système qui vise à capter les richesses et à perpétuer sa présence à la tête du pays. Et le major Melnitchenko ? Au moment de la révélation des enregistrements, il a été accusé d'être un agent russe, d'être manipulé par la CIA ou encore d'être un affabulateur... Il s'en est toujours défendu. L'authenticité des bandes a été confirmée par de nombreux témoins qui ont reconnu les propos qu'ils avaient tenus dans le bureau présidentiel. La justice ukrainienne, cependant, n'accepte pas de considérer ces écoutes comme une preuve, puisqu'elles ont été obtenues de façon illégale. Le major, lui, n'a jamais dévié de sa ligne de conduite : il veut que toute la lumière soit faite sur les crimes des années Koutchma. Et croit encore à la possibilité que l'ancien président, soixante-treize ans, soit un jour jugé dans le cadre d'un grand procès tenu en Ukraine même... A. G. et A. L.
Alain Guillemoles et Alla Lazareva - Tout au long de ces dernières années, vous avez témoigné, en Ukraine, dans le cadre d'une enquête judiciaire fleuve qui met en cause l'ancien président Léonid Koutchma. Puis, brusquement, en octobre dernier, vous avez discrètement quitté le pays. Pourquoi ce départ et comment vivez-vous depuis ? Mykola Melnitchenko - J'ai été obligé de partir. Sept ans durant, de 2005 à 2011, j'avais bénéficié de la protection du Service ukrainien de sécurité (SBU), car j'étais un témoin dans le cadre de l'affaire Gongadze. Mes enregistrements sont une pièce essentielle pour relier Léonid Koutchma à cette affaire (1). Mais, l'été dernier, les problèmes ont commencé. J'ai été visé par une enquête criminelle pour divulgation de secret d'État. L'un de mes avocats a été agressé alors qu'il était au volant de sa voiture. Mon autre avocat a trouvé dans son véhicule un appareillage de géo-localisation. Mes deux avocats ont tous les deux remarqué qu'ils étaient suivis. Ils ont noté le numéro des plaques minéralogiques des voitures qui se trouvaient derrière eux et se sont renseignés : ces plaques n'avaient aucune existence officielle. Puis l'un d'eux a été abordé par des inconnus, dans le centre-ville de Kiev. Ils lui ont dit : « Si tu continues de défendre Melnitchenko, c'est toi qui seras tué. » J'ai signalé tous ces incidents au Parquet, ainsi qu'au SBU, mais aucune enquête n'a été entreprise. Personne n'a réagi. Le 6 octobre, j'ai été invité à participer à une conférence en Pologne, au forum de Krynica (2). J'ai voulu m'y rendre, mais on ne m'a pas laissé partir - et cela, en dépit du fait que je ne faisais l'objet d'aucune mesure d'interdiction de sortie du territoire ! Un peu plus tôt, le 20 septembre, j'avais été approché par des connaissances qui m'ont averti qu'on voulait me tuer. Alors, oui, je l'avoue, je me suis senti en danger. Je suis officier des services de sécurité. J'ai déjà été visé par quatre attentats ces dernières années (3). Mais cette fois, honnêtement, j'ai pris peur. J'ai préféré quitter l'Ukraine. Depuis le 18 octobre 2012, je suis officiellement recherché dans mon pays. Heureusement, j'ai toujours un statut de réfugié aux États-Unis, qui m'a été octroyé en 2001 du fait que j'étais en danger dans mon propre pays. C'est pour cette raison que je peux encore me déplacer librement en Europe. Je n'y suis pas inquiété. A. G. et A. L. - Vous avez fait partie, pendant plusieurs années, de l'équipe chargée d'assurer la sécurité du président ukrainien Léonid Koutchma. Quelle formation avez-vous suivie pour arriver à ce poste ? M. M. - Je suis né dans un village ukrainien. À la fin de mes études secondaires, j'ai intégré l'armée soviétique. J'ai fait mon service à Moscou, dans un département du KGB qui s'occupait d'assurer la sécurité de Mikhaïl Gorbatchev, lequel était alors à la tête du pays. Durant tout ce temps, je ne l'ai jamais approché personnellement. Je n'étais qu'un simple soldat. En fait, j'étais employé …
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