C'était à la mi-mai dans le grand bâtiment de la délégation de l'Union européenne qui domine Ankara. Le commissaire à l'Élargissement, le Tchèque Stefan Füle, et le ministre turc chargé des Affaires de l'Union européenne, Egemen Bagis, lancent une nouvelle initiative baptisée « agenda positif ». Il est décidé, à cette occasion, de mettre en place des groupes de travail réunissant des experts de la Commission et des représentants de l'administration turque afin de relancer un processus d'adhésion devenu léthargique. Ouvertes en octobre 2005, les négociations s'enlisent principalement en raison du litige sur le dossier chypriote, mais aussi de l'hostilité affichée par plusieurs capitales européennes - en premier lieu Paris et Berlin - à une adhésion pleine et entière de ce pays qui attend depuis un demi-siècle au seuil de l'Union. « Le fait est que nous avons perdu l'appui de l'opinion publique en Turquie ainsi que dans l'UE ; notre incapacité à ouvrir de nouveaux chapitres de négociation en est l'illustration », reconnaissait Stefan Füle. À ce jour, en effet, seuls 13 des 35 chapitres que comporte au total le processus de négociation ont été ouverts. Et un seul, le chapitre 25, « science et recherche », est achevé et fermé. Aucun nouveau chapitre n'a été ouvert en 2011 et il en sera de même cette année alors qu'en juillet la République de Chypre prend pour six mois la présidence de l'Union. La Turquie, qui occupe depuis 1974 le nord de l'île et refuse de reconnaître le gouvernement de Nicosie, a annoncé qu'elle interromprait pendant ce semestre toute relation avec la présidence. C'est d'ailleurs en raison du refus de la Turquie d'ouvrir ses ports et ses aéroports aux Chypriotes grecs, comme le prévoit le traité d'Union douanière signé en 1995 avec l'UE, que le Conseil européen a décidé en décembre 2006 de geler, à titre de sanction, 8 des chapitres du processus de négociation. Cinq autres chapitres (dont un inclus dans la liste précédente) ont ensuite été gelés par Paris en 2007 peu après l'élection de Nicolas Sarkozy. En outre, 6 chapitres sont sous la menace d'un veto chypriote. D'où cet « agenda positif » visant à contourner les blocages. La Turquie dispose toujours de fervents soutiens parmi les 27, notamment ceux du Royaume-Uni, de la Suède, de la Finlande, de l'Italie, de l'Espagne et de la Pologne. Économie émergente dynamique, affichant une croissance de 9 % en 2011, la Turquie possède de nombreux atouts pour aider une zone euro en crise. Pilier du flanc Sud-Est de l'Otan, doté d'institutions démocratiques crédibles, ce pays peuplé à 99 % de musulmans incarne aussi un « modèle » pour la région. D'autant qu'il occupe une position géostratégique clé, au carrefour du Moyen-Orient, du Caucase et des Balkans. Les doutes croissants de l'opinion turque quant à une future intégration européenne du pays ont des effets directs sur le rythme des réformes que doit encore mener Ankara. Les choses avancent toujours sur certains dossiers : l'affirmation des prérogatives du pouvoir civil sur une armée qui s'est longtemps considérée comme la gardienne de l'unité nationale et de la laïcité républicaine ; ou la mise en chantier d'une nouvelle Constitution pour remplacer le texte toujours en vigueur imposé par les militaires après le coup d'État de septembre 1980. Mais la Commission européenne s'inquiète, dans son dernier rapport de novembre 2011, des régressions sur le plan des libertés, spécialement pour les médias. Près d'une centaine de journalistes sont actuellement incarcérés au titre de la loi anti-terroriste de 2006, très critiquée par les ONG de défense des droits de l'homme. Sans véritable rival politique et fort de ses succès économiques, l'AKP, le Parti de la justice et du développement de Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002, détient désormais tous les leviers de l'État et impose ses valeurs en matière de moeurs. En témoigne la récente mise en cause de l'avortement ou le développement des écoles religieuses - les « imam hatip » - qui pourront désormais accueillir les élèves dès la fin du primaire. « Une série d'orientations récentes montre que la tendance conservatrice tient la corde et ne rencontre aucune opposition », s'inquiétait Marc Pierini, l'ancien chef de la délégation de l'UE à Ankara. Ministre chargé des Affaires de l'Union européenne depuis janvier 2009, avec pour la première fois rang de ministre d'État et négociateur en chef, Egemen Bagis, 42 ans, est devenu l'inlassable avocat de la cause de l'intégration turque dans l'UE, dont il affirme qu'elle sera profitable aux deux parties. « Un accord win-win », selon la formule qu'affectionne ce diplômé en management et administration publique formé aux États-Unis... M. S.
Marc Semo - Monsieur le Ministre, l'élection de François Hollande peut-elle ouvrir un nouveau chapitre dans l'histoire des relations franco-turques - des relations sérieusement mises à mal durant les cinq années de la présidence de Nicolas Sarkozy ? Egemen Bagis - Je l'espère et je le souhaite. En tout cas, c'est au nouveau président français et à son équipe de répondre à ce « positive mood » - cet état d'esprit positif - qui est le nôtre. Nous ne pouvons obliger personne à se montrer amical à notre égard, mais chaque pays qui traite amicalement la Turquie reçoit en retour notre amitié. Nous attendons du nouveau président qu'il soit objectif, qu'il soit européen et, surtout, qu'il n'utilise pas l'aspiration européenne de notre pays à des fins de politique intérieure. En un mot, nous voudrions que son objectif principal soit... l'intérêt national français. Le refus affiché de Nicolas Sarkozy d'une pleine adhésion de la Turquie à l'Union européenne et le veto qu'il a opposé à l'ouverture des négociations sur 5 chapitres de l'acquis communautaire (1) ont avant tout lésé les intérêts de la France. Au sein même de la Commission, cette décision avait suscité une certaine perplexité. Nous n'attendons pas du président François Hollande qu'il soutienne la Turquie parce que c'est un pays peuplé de 75 millions de gens sympathiques, mais parce qu'il devrait penser aux entreprises françaises. La construction du troisième pont sur le Bosphore est lancée et j'ai appris qu'un grand groupe français de BTP avait contacté diverses sociétés turques du secteur pour une « joint venture » ou un partenariat afin de concourir à cet appel d'offres. Aucune de ces entreprises turques pressenties n'a donné suite, estimant qu'un partenaire français présentait plus d'inconvénients que d'avantages. Il ne s'agit pas d'un cas isolé. Nous devons relancer nos relations. La France est un pays ami et un allié auquel nous sommes liés depuis plus de quatre siècles. Il ne faut pas oublier, non plus, que plus de 450 000 Turcs ou personnes d'origine turque vivent actuellement en France. Nombre d'entre elles sont des citoyens français qui votent... M. S. - François Hollande avait soutenu le projet de loi de 2006 puis celui de 2012 sanctionnant la négation du génocide des Arméniens de l'Empire ottoman en 1915. Craignez-vous qu'il présente à nouveau un texte de ce type ? E. B. - La décision du Conseil constitutionnel français, qui a invalidé le projet de loi présenté ce printemps, a mis clairement les choses au point. Plutôt que de porter des jugements sur ce qui s'est passé il y a cent ans, mieux vaut essayer d'affronter les problèmes d'aujourd'hui. La France, qui co-préside depuis vingt ans le groupe de Minsk (2), pourrait agir afin de relancer les discussions entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan - ce qui aurait des conséquences positives sur nos relations avec Erevan. Vingt ans après le conflit du Haut-Karabagh, plus d'un million d'Azéris sont toujours considérés comme des personnes déplacées et 20 % du territoire de l'Azerbaïdjan restent sous occupation arménienne. …
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