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LES RACINES DU MAL

Thomas Hofnung - Comment expliquer la crise sans précédent que traverse actuellement le Mali ? N'est-elle pas liée, au moins pour partie, à la fragilité intrinsèque de l'État malien ? Jean-François Bayart - Il faut distinguer plusieurs « durées » pour analyser cette fragilité. Nous sommes souvent focalisés sur la « durée courte » : celle de l'expérience démocratique qui commence en 1991. Cette période est, bien sûr, déterminante, mais il convient aussi de bien saisir ce qui s'est passé auparavant : l'impact de la colonisation puis des années d'indépendance se fait encore largement sentir, de même que le poids d'une histoire pluriséculaire, encore très présente dans certains rapports sociaux ou dans certains mythes politiques comme celui, précisément, de l'ancien empire du Mali... T. H. - Commençons, si vous le voulez bien, par ce que vous appelez la « durée courte »... Comment le Mali a-t-il évolué depuis 1991 ? J.-F. B. - En 1991, le dictateur Moussa Traoré est au pouvoir depuis vingt-trois ans. Dans le contexte de la grande vague de revendications démocratiques qui balaye le continent depuis 1988-1989 - et que la France avait dû finir par reconnaître lors de la conférence de La Baule, en juin 1990 -, un soulèvement populaire exige la tenue d'une conférence nationale. La répression est très dure. Amadou Toumani Touré (ATT) - qui est à l'origine, il faut le rappeler, un officier de gendarmerie - conduit alors un putsch contre Moussa Traoré et prend le pouvoir (1). Avant de le restituer aux civils en organisant, dans la foulée, une élection démocratique à laquelle il ne se présente pas. Il y gagne l'image d'une espèce de Cincinnatus sahélien et devient le parangon d'une nouvelle conception de la coopération militaire franco-africaine, l'anti-Hissène Habré, au Tchad, que François Mitterrand s'était résolu à abandonner à son sort militaire en décembre 1989. Le scrutin voit la victoire d'Alpha Oumar Konaré (un opposant de longue date à Traoré) et l'ouverture d'un dialogue avec la rébellion touarègue qui avait éclaté en 1990 dans l'extrême nord du Mali (et qui était, en grande partie, la résurgence d'une précédente rébellion datant des années 1963-1964). L'épisode démocratique va durer de 1991 à 2012. Dans cette séquence, ATT revient au pouvoir par le jeu des urnes de façon parfaitement démocratique, quelque dix ans plus tard. Il est, en effet, élu président en 2002, poste qu'il conserve jusqu'en 2012. Hélas, cette expérience se révèle décevante. Aujourd'hui, la classe politique au Mali est frappée de débilité. En mars 2012, le pouvoir a été renversé par un putsch d'officiers et de sous-officiers sans envergure, conduits par le capitaine Amadou Sanogo - et cela, à quelques semaines de l'élection présidentielle puisque le mandat d'ATT s'achevait et qu'il ne pouvait constitutionnellement se représenter ! Un coup d'État « pour rien » en quelque sorte, sinon qu'il porte la colère des « cadets sociaux » - c'est-à-dire des subalternes, des cocus de la démocratie et de l'ajustement structurel néolibéral - à l'encontre d'une classe dominante oublieuse de ses …