Les Grands de ce monde s'expriment dans

Fin de partie pour Erdogan ?

La Turquie en ébullition


Un étrange mouvement multiforme a secoué la Turquie tout au long du mois de juin de cette année. Selon les données officielles du ministère de l'Intérieur, au moins 2,6 millions de personnes ont participé aux manifestations qui ont touché 79 départements sur 81 et se sont soldées par un bilan de 6 morts et 7 832 blessés, dont 63 graves. Dans de nombreux chefs-lieux de province, les cortèges n'ont duré que quelques jours et n'ont réuni qu'un nombre limité de protestataires. Mais à Istanbul, le coeur de la contestation, ainsi que dans la capitale, Ankara, ou encore à Izmir, ce sont des centaines de milliers de protestataires qui ont quotidiennement défié dans la rue le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, le leader charismatique de l'AKP (Parti de la justice et du développement), formation islamo-conservatrice au pouvoir depuis les élections de novembre 2002. Bon nombre d'intellectuels dénonçaient de longue date la « poutinisation » de l'homme fort de la Turquie, plus encore même que l'islamisation rampante des institutions de la République fondée par Mustapha Kemal sur les décombres de l'Empire ottoman. Cette contestation est désormais devenue un phénomène de masse.
Ce qui n'était au départ qu'une mobilisation de stambouliotes opposés à un projet d'urbanisme consistant à raser les arbres du petit parc Gezi, qui jouxte la place Taksim, s'est mué en un vaste mouvement anti-Erdogan. Les manifestants estimaient que le premier ministre, grisé par ses succès - en dix ans, il a fait de son pays la seizième économie mondiale et une puissance régionale considérée comme un modèle par une bonne partie du monde arabo-musulman -, se conduisait désormais en autocrate. Les frondeurs scandaient volontiers « Taksim Tahrir », en référence à la place Tahrir, coeur de la contestation au Caire. Leur révolte, pourtant, n'a pas grand-chose à voir avec les « printemps arabes » qui ont vu une jeunesse de « diplômés chômeurs » sans espoir se soulever contre des Ceausescu des sables au pouvoir depuis des décennies. Si sa manière de gouverner peut apparaître autocratique, on ne saurait oublier pour autant que Recep Tayyip Erdogan a été élu et réélu dans des scrutins parfaitement démocratiques. Son parti a remporté toutes les élections depuis 2002 (trois législatives, deux municipales et deux référendums), améliorant son score à chaque scrutin, au point de recueillir 49,6 % des suffrages aux législatives de juin 2011. Voilà onze ans que l'AKP règne sans partage : sur cette période, le revenu moyen par habitant a presque triplé. Même si la Turquie reste le pays le plus inégalitaire de l'OCDE après le Mexique, ce ne sont pas les aspects économiques qui ont mis le feu aux poudres. En réalité, la « révolte de la dignité », selon la formule d'Ahmet Insel, universitaire et directeur de la prestigieuse revue Birikim, évoque plus celle des « indignés » espagnols, voire Mai 68 en France. Elle exprime l'aspiration d'une nouvelle génération urbaine éduquée, bien intégrée dans la vie économique, très sécularisée, à une démocratie pluraliste respectueuse …