Israël : la société civile aux affaires ?

n° 141 - Automne 2013

Une victoire fulgurante. Lorsqu'il prend la parole face à la foule de ses supporters en ce soir du 22 janvier 2013, Yaïr Lapid a le visage éclairé d'un sourire euphorique. Il peine à entamer son discours, se laisse un peu bercer par les cris d'enthousiasme, reçoit avec un calme amusé les confettis dont l'un restera un moment pris dans sa chevelure poivre et sel. Puis, la tête un peu penchée, le verbe cadencé, il finit par parler. Au même moment, dans son quartier général, Benyamin Nétanyahou commence lui aussi son discours. Affolées, les chaînes de télévision israéliennes qui retransmettent l'événement en direct ne savent plus à qui donner la priorité.
La première participation de Yaïr Lapid à une élection, à l'occasion des législatives israéliennes tenues en janvier dernier, un an après son entrée en politique, fut un succès aussi phénoménal qu'inattendu. Aucun sondage n'avait prévu que son parti, Yesh Atid (« Il y a un avenir ») finirait à la deuxième place et deviendrait aussitôt un poids lourd de la coalition gouvernementale (1). Et pourtant, à la surprise générale, bon nombre d'Israéliens avaient décidé que cet homme nouveau, fringant et séducteur, charmant et lettré, issu de la bourgeoisie du nord de Tel-Aviv, connu pour ses positions modérées, allait les sauver de la politique traditionnelle. Il s'occuperait des problèmes économiques des classes moyennes, obligerait les ultra-orthodoxes à faire leur service militaire, les inciterait à aller travailler au lieu de vivre des subventions de l'État, aiderait peut-être à la conclusion d'un accord de paix avec les Palestiniens... Le premier ministre Benyamin Nétanyahou, tout aussi surpris de l'émergence de cet ancien journaliste qui fête ses cinquante ans cet automne, comprit rapidement qu'il devrait désormais composer avec lui. Il lui refusa les Affaires étrangères mais lui offrit un autre portefeuille clé : celui des Finances. Yaïr Lapid se retrouva alors face au trou abyssal du déficit à combler : 39 milliards de shekels, l'équivalent de 8,1 milliards de dollars, ce qui représentait fin 2012 4,2 % du PIB. Il annonça rapidement de sévères mesures d'austérité. Le résultat, très logiquement, ne s'est pas fait attendre : sa cote de popularité a connu une chute spectaculaire. Fin août, un sondage donnait son parti en baisse de sept sièges (12 contre 19 aujourd'hui) en cas de nouvelles élections. Ces classes moyennes qui l'adulaient encore hier lui reprochent désormais de les avoir sacrifiées sur l'autel des exigences budgétaires sans pour autant les rassurer sur l'avenir.
Quand on parle de Yaïr Lapid, impossible de ne pas évoquer son père Tommy. Né en Yougoslavie, Joseph Tomislav Lampel a immigré en Israël après avoir survécu à de dures années dans le ghetto de Budapest et perdu son père, déporté dans un camp de concentration (2). Journaliste dans la presse écrite, il passe ensuite à la télévision où il devient le directeur de l'Autorité de radiodiffusion du pays. La politique le happe à la fin des années 1990. Il crée un parti libéral et farouchement laïque, le Shinouï (changement). Ministre de la Justice sous Ariel Sharon, il ne parvient pas à engendrer des changements politiques durables et son parti disparaît. Il meurt en 2008.
Son riche parcours, c'est son fils Yaïr qui l'a couché sur le papier, d'une plume talentueuse, dans un ouvrage au concept étonnant : Mémoires après ma mort, l'histoire de Joseph (Tommy) Lapid, est rédigé à la première personne. « J'écris ce livre après ma mort. La plupart des gens n'écrivent rien après qu'ils meurent, mais je ne suis pas la plupart des gens », fait dire Yaïr à Tommy. Il lui prête aussi des propos sur lui-même, son fils : « Enfant, Yaïr était un garçon triste et sérieux, presque sans amis, et je remplissais le vide de sa vie avec euphorie, sans jamais me demander si ce n'était pas moi qui avais créé ce vide en premier », dit le narrateur. Plus loin, l'auteur fait dire à son père : « J'ai continué à craindre pendant des années que [Yaïr ne m'imite] et, comme de nombreux enfants de personnes célèbres, qu'il ne devienne le Sancho Pança de mes souvenirs sans se donner la peine de développer sa propre personnalité. J'avais tort, bien sûr. »
Si Yaïr Lapid s'est largement inspiré de l'image paternelle, il a su imprimer une touche personnelle à son parcours. Après avoir écrit pour un magazine de l'armée, il prend goût au journalisme et se fait connaître par des billets d'humeur dans plusieurs quotidiens où il développe sa vision de l'« israélienneté ». Il découvre ensuite la télévision, où il travaillera quinze ans durant. Ces dernières années, Lapid présentait le Journal d'informations du vendredi soir sur la deuxième chaîne. Il s'y fit remarquer en multipliant des commentaires qui lui ont valu d'être sermonné à plusieurs reprises par sa direction. Le lancement d'un parti politique vint comme une suite logique de ce parcours. Rassemblant des faiseurs d'opinion de tous horizons, un nombre non négligeable de femmes, un ancien chef du Shin Beth (les services de renseignement intérieurs) et des religieux à tendance libérale, cette formation centriste cherche à ratisser large. Son premier succès politique après les élections législatives de janvier 2013 fut l'exclusion des formations ultra-orthodoxes de la coalition gouvernementale et l'adoption d'une loi sur la « répartition du fardeau » qui rendit la conscription militaire obligatoire même pour les citoyens les plus religieux. Aujourd'hui, Yaïr Lapid, qui a ouvertement affiché son ambition d'accéder un jour au poste de premier ministre, cherche à recréer le souffle qui l'a porté si soudainement au pouvoir.
A. M.

Aude Marcovitch - Des années durant, vous avez été du côté des journalistes. Aujourd'hui, vous êtes celui que les journalistes interrogent. Comment ressentez-vous ce changement de rôle et de vie ?
Yaïr Lapid - C'est indéniable, il y a une grande différence. Certes, je vais aux mêmes cocktails, je rencontre les mêmes personnes et nous parlons des mêmes sujets... Mais alors que, en tant que journaliste, je me trouvais dans une position où je ne pouvais qu'émettre une opinion sur la situation politique, j'influence désormais le cours des événements. Être dans une position où non seulement on analyse ce qui ne va pas mais où l'on a aussi la capacité de modifier les choses, c'est exaltant !
A. M. - Que faites-vous de votre capacité à changer le monde ?
Y. L. - Si vous le voulez bien, je me limiterai à Israël... Depuis que je suis au gouvernement, nous nous sommes donné pour but de faire évoluer des situations qui semblaient définitivement figées. Nous avons, en particulier, fait adopter la loi sur le « partage du fardeau » qui impose la conscription des ultra-orthodoxes dans l'armée et les insérera dans le monde du travail. Nous avons, aussi, modifié le mode de fonctionnement du gouvernement israélien, afin qu'il soit plus stable et ne risque pas de tomber tous les deux ans (3). En outre, nous avons réduit la taille de l'exécutif : dans le gouvernement précédent, il y avait trente-cinq ministres et de nombreux vice-ministres. C'était absurde : on pourrait diriger toute l'Europe avec autant de portefeuilles ! C'est seulement grâce à notre insistance que ce nombre est descendu à vingt et un ministres dans le gouvernement actuel. Et ce n'est pas fini : une nouvelle loi limitera la quantité de ministres à dix-neuf dans la prochaine équipe gouvernementale. Nous avons, par surcroît, élevé le pourcentage minimal qu'un parti doit obtenir aux élections législatives pour entrer à la Knesset. Le but est d'éviter que notre Parlement soit divisé en d'innombrables factions. Tout le monde nous disait que ces changements n'étaient pas réalisables. Nous avons apporté la preuve du contraire.
Par ailleurs, nous avons modifié le traitement dont bénéficient les rescapés de la Shoah (4). C'est un sujet qui me tient particulièrement à coeur : mon père était un rescapé de la Shoah et a été le directeur de Yad Vashem (le musée de l'Holocauste à Jérusalem).
Last but not least : après trois ans de blocage, le processus de paix avec les Palestiniens a été relancé. Il n'y aurait pas eu de mouvement de ce côté-là si mon parti, Yesh Atid, n'avait pas participé au gouvernement (5).
A. M. - Comment faut-il interpréter le fait que vous, politicien tout neuf, soyez issu de la « société civile », de même que Naftali Bennett (6) et Shelly Yachimovich (7) ? Est-ce parce que la population n'a plus confiance dans les hommes politiques de métier ?
Y. L. - Je pense qu'il ne s'agit pas d'un phénomène uniquement israélien mais d'une tendance …