À 71 ans, Alain Juillet est une figure atypique du renseignement français. Il a passé les quarante dernières années à naviguer avec une aisance rare entre secteurs privé et public. Après avoir commencé sa carrière au sein d'unités parachutistes puis au service Action du SDECE (ancêtre de la DGSE), il a ensuite dirigé et réorganisé plusieurs grandes entreprises nationales et internationales. En 2002, il réintègre la DGSE en tant que directeur du renseignement. Un an plus tard, il est nommé Haut responsable à l'intelligence économique auprès de Matignon. Chargé de faire le lien entre l'univers de l'entreprise et celui du renseignement, il devient un interlocuteur privilégié des grands patrons du CAC 40 soucieux de protéger leurs actifs ou de conquérir de nouveaux marchés - un poste hautement sensible qu'il occupera jusqu'en 2009. Alain Juillet travaille aujourd'hui pour le cabinet d'avocats Orrick-Rambaud-Martel où il continue de conseiller de nombreux grands groupes. Depuis 2011, il est également président du CDSE (Club des directeurs de sécurité des entreprises) et conférencier à l'ENA et à l'ENM.
E. F.
Emmanuel Fansten - Que vous inspirent les révélations en cascade sur le programme PRISM et la surveillance mondiale mise en place par les Américains ?
Alain Juillet - Dans les milieux du renseignement, personne n'a été vraiment étonné par l'existence du programme PRISM. Nous savions que les États-Unis avaient développé des outils de surveillance extrêmement sophistiqués et performants. En revanche, la surprise a été de découvrir l'ampleur de cette surveillance. Ce qui est stupéfiant, c'est bien le champ d'action du programme PRISM, qui permet grosso modo d'espionner tout le monde partout avec la complicité des géants américains de l'Internet et du cyberespace.
Mais ces révélations ont aussi quelque chose de salutaire. Tant mieux, d'une certaine manière, si elles permettent aux gens de prendre conscience de la situation. Au-delà de la politique politicienne et des enjeux électoralistes, les réactions à ce scandale montrent bien que certaines personne- y s compris au plus haut niveau de responsabilité - n'ont absolument pas compris le monde qui est le nôtre depuis quinze ans. Pourtant, nous vivons bel et bien dans un système international piloté par les Américains dans lequel nous sommes tous surveillés par eux et sans doute par d'autres. Dans lequel, en tout cas, nous ne sommes jamais certains de ne pas l'être, sauf à prendre des mesures exceptionnelles. Il ne s'agit pas simplement d'une dérive, mais d'un monde nouveau qu'il va falloir apprivoiser. Soyons réalistes : les paramètres ne sont plus ceux du passé.
E. F. - L'espionnage a changé radicalement de nature au cours des vingt dernières années. Comment analysez-vous cette évolution ?
A. J. - À la fin de la guerre froide, le monde occidental contrôlait complètement sa zone d'influence grâce aux moyens utilisés ou fournis par la superpuissance américaine. Pour surveiller les Russes, celle-ci avait mis en place le réseau Echelon. L'objectif était de savoir en permanence, notamment grâce à leurs alliés de l'Otan, tout ce qui se passait en Union soviétique. Pour l'avoir vécu de près, je peux vous dire qu'on était parvenu à un degré de précision extraordinaire. Je me souviens que, lorsque deux avions MIG décollaient d'un petit aéroport de Sibérie, les analystes de l'autre côté étaient capables de dire : « Tiens, c'est le lieutenant X et le capitaine Y qui décollent pour leur vol de routine. » C'était ahurissant.
Cela dit, les Américains ne sont pas seuls dans le réseau Echelon (1). Il comprend également les membres du traité UKUSA (2) : les Anglais, les Australiens, les Canadiens et les Néo-Zélandais. Ces pays participent activement à la surveillance mondiale mise en place par les États-Unis. Peut-on sérieusement imaginer qu'ils se contentent de livrer leurs interceptions aux Américains sans les écouter eux-mêmes ? Évidemment non.
Après la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc soviétique, les Américains se sont retrouvés sans ennemi. Qu'allaient-ils faire de leurs satellites de surveillance ? C'est à cette époque que George Bush père, alors patron de la CIA, a eu l'intuition que la priorité des États-Unis devait désormais …
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