À 88 ans, Mario Soares pourrait jouir paisiblement d'une retraite bien méritée. Après avoir combattu des décennies durant le régime de Salazar, occupé les postes les plus prestigieux de la République au lendemain de la « Révolution des oeillets » de 1974, organisé l'indépendance des colonies de l'Empire portugais et présidé à l'adhésion de son pays à la Communauté économique européenne en 1986, n'avait-il pas le droit, en effet, de se retirer sur son Aventin ? Mais la politique d'austérité conduite par le gouvernement de Pedro Passos Coelho, aux affaires depuis 2011, l'a poussé à sortir de sa réserve. Pour faire barrage à cette politique qu'il juge catastrophique, le vieux sage est redescendu dans l'arène. Articles, conférences, interviews, discours, il ne manque aucune occasion de conspuer l'équipe au pouvoir et, au-delà, de s'en prendre aux recettes néo-libérales appliquées au sein de l'UE sous l'impulsion - selon lui - de deux personnalités qu'il ne porte guère dans son coeur : la chancelière allemande Angela Merkel et le président de la Commission européenne, son compatriote José Manuel Barroso. D'où la force avec laquelle ce socialiste convaincu plaide pour la préservation de l'État social, qu'il considère comme un acquis fondamental de la Révolution des oeillets en passe d'être démantelé au nom de la « rigueur ».
Dans cet entretien exclusif accordé à Politique Internationale, cet acteur majeur de la vie politique du Vieux Continent depuis un demi-siècle explique les raisons qui le poussent à poursuivre le combat et en appelle à un sursaut de la gauche aux élections européennes de 2014.
X. A. et G. R.
Xavier d'Arthuys et Grégory Rayko - Monsieur Soares, on sait que vous avez une relation particulière avec la France. Vous y avez même vécu plusieurs années en exil avant votre retour triomphal au Portugal en 1974, lors de la Révolution des oeillets. Pouvez-vous nous parler de cette époque ?
Mario Soares - Quand j'ai été expulsé du Portugal, en 1970, on ne m'a guère laissé le temps de m'organiser. J'ai eu quelques instants pour rassembler mes affaires puis, avec ma famille, nous avons pris une voiture et roulé sans nous arrêter jusqu'à Paris en traversant le plus vite possible l'Espagne franquiste... Une fois installé dans la capitale française, j'ai été rapidement invité à enseigner la langue et la civilisation portugaises à des étudiants français, à l'université de Vincennes. L'ambiance était électrique : mai 1968 était encore dans toutes les mémoires. L'ambassade du Portugal en France, qui était évidemment au service du pouvoir en place à Lisbonne, a voulu en profiter pour me nuire. On a donc fait courir auprès des étudiants le bruit que je serais... fasciste ! Résultat : pendant plusieurs semaines, je n'ai littéralement pas pu faire cours car des militants de gauche, très nombreux, venaient me conspuer sans discontinuer : « Fasciste ! Nazi ! » Surréaliste ! Heureusement, l'un de mes étudiants, un communiste qui voulait apprendre le portugais car il désirait partir pour l'Angola, a fini par convaincre les autres d'organiser un vote afin de décider si l'on devait me laisser parler ou non. Le vote m'a été favorable et j'ai enfin pu me faire entendre. Et je peux vous dire que je leur ai passé un savon ! « Vous me traitez de fasciste, moi qui ai été emprisonné douze fois par le régime fasciste du Portugal ? Moi que ce régime a déporté à São Tomé et Príncipe ? Moi qui suis ici parce que ce même régime m'a expulsé de mon propre pays ? Vous ne comprenez donc pas que vous êtes manipulés par l'ambassade du Portugal ? » Les militants ont disparu, et j'ai pu enfin faire cours...
X. A. et G. R. - À l'époque, certains cherchaient à vous empêcher de parler. Et aujourd'hui ? Y a-t-il encore des gens qui aimeraient bien que vous ne parliez plus ?
M. S. - Bien sûr ! Le gouvernement et l'actuel président de la république du Portugal préféreraient qu'on ne m'entende pas !
X. A. et G. R. - On sait que vous ne ménagez pas vos critiques à l'égard de l'équipe au pouvoir à Lisbonne. Vous dites, en particulier, que ces dirigeants ont trahi les idéaux de la Révolution des oeillets. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ?
M. S. - Ce gouvernement ne respecte pas la Constitution. Le premier ministre a déclaré : « La Constitution ne donne à manger à personne. Ce n'est qu'un bout de papier. » Le président, qui a pourtant prêté serment sur la Constitution et promis de toujours la respecter, n'a rien trouvé à y redire. …
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