Edward Luttwak m'accueille sur sa terrasse, à l'arrière d'une belle maison en bois, très américaine, dans un quartier cossu et verdoyant de la capitale fédérale. « Ed », comme l'appelle sa femme Dalya, une artiste d'origine israélienne qui le couve du regard, porte un blouson siglé de l'écusson du Pentagone et croque des carottes et des branches de céleri pendant que nous discutons. Le grand stratège est un original, un homme-orchestre, tour à tour et concomitamment businessman, conseiller politique, économiste, analyste, historien et essayiste, capable de disserter aussi bien sur La Comédie humaine de Balzac (dont il affirme avoir relu l'intégrale il y a peu - « une oeuvre magistrale qui permet de comprendre la transformation capitalistique de l'Europe au XIXe siècle ») que du programme nucléaire iranien.
Ce libre penseur polyglotte, né en Roumanie en 1942, s'est imposé au fil des décennies comme l'un des meilleurs spécialistes de géostratégie : il a notamment conseillé les présidents Reagan et Bush père. Le Pentagone, le Conseil national de sécurité (NSC), le Département d'État, la Navy et l'US Air Force le consultent régulièrement. Il est aussi président du conseil d'administration de l'Aircraft Purchase Fleet Limited (APFL), une compagnie de location d'avions, et propriétaire d'un ranch en Bolivie où il élève du bétail. Son livre sur la stratégie de l'Empire byzantin fait autorité. Edward Luttwak commente et analyse pour Politique Internationale la politique étrangère de Barack Obama avec une rare franchise.
O. G.
Olivier Guez - La politique étrangère actuelle de Barack Obama diffère-t-elle de celle qu'il a conduite durant son premier mandat ?
Edward Luttwak - Oui, mais plus sur la forme que sur le fond : les grandes orientations, elles, n'ont pas changé. Quand Barack Obama est arrivé à la Maison-Blanche, il s'est entouré de mâles blancs dans la force de l'âge, des durs en politique étrangère. Conscient de son inexpérience en la matière, il ne voulait pas prêter le flanc à ses détracteurs qui le présentaient comme un mou, un Carter-bis en puissance. Le jeune président a confié à cette garde de fer le soin de s'occuper des questions de défense et de diplomatie afin de mieux se concentrer sur ses priorités intérieures, en particulier la réforme de l'assurance-santé.
O. G. - Quelles étaient les personnalités les plus marquantes au sein de cette garde rapprochée ?
E. L. - Sans conteste le général James Jones du corps des Marines, son conseiller à la sécurité nationale, et John Brennan, son conseiller pour la sécurité intérieure et la lutte anti-terroriste, désormais à la tête de la CIA. Ces deux hommes et quelques autres ont protégé Obama. Ils l'ont aidé à mener une politique étrangère très réaliste, dont le symbole restera la multiplication des attaques de drones. Mais cette politique a créé des tensions avec les partisans « historiques » d'Obama, tous ces professeurs et ces experts qui avaient fait campagne pour lui en 2008 et qui n'étaient pas sur la même longueur d'onde. Ils lui reprochaient aussi de les avoir écartés de l'administration : du temps où Hillary Clinton dirigeait le Département d'État, aucun proche d'Obama n'appartenait à son cabinet.
O. G. - Et aujourd'hui ?
E. L. - La garde de fer s'est envolée et a été remplacée par des fidèles de la première heure. Obama est en train de comprendre qu'elle servait à le protéger au quotidien, à la fois contre les attaques de ses adversaires et contre l'enthousiasme un peu niais de ses supporters. Je pense notamment à Susan Rice, la nouvelle conseillère à la sécurité, et à Samantha Power qui a pris sa succession comme ambassadrice des États-Unis auprès des Nations unies. Ces deux femmes sont en train de faire de vilains dégâts parce qu'elles n'entendent rien à la politique internationale.
O. G. - Sur quels éléments fondez-vous vos accusations ?
E. L. - Prenons le cas de la Syrie. Obama n'a - avec raison - jamais eu l'intention de s'ingérer dans le conflit syrien, même après l'attaque chimique du 21 août, imputée à l'armée régulière. Il n'y a pas de bonne cause à défendre dans ce conflit et il n'était pas question d'occuper le pays. Sur le dossier syrien, Obama c'était « Monsieur niet ». Mais, à la fin de l'été, des pressions de plus en plus fortes se sont exercées sur le président. Susan Rice, Samantha Power et John Kerry, le nouveau secrétaire d'État, voyaient les choses différemment. Power a laissé entendre qu'il fallait bombarder la …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
J'ai déjà un compte
M'inscrire
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :
- Historiques de commandes
- Liens vers les revues, articles ou entretiens achetés
- Informations personnelles