C'est un épisode qui rappelle l'époque de la guerre froide : fin mai 2013, Sergei Guriev, économiste russe de renom et recteur de la prestigieuse Nouvelle École d'économie (Moscou), arrivé le 30 avril précédent à Paris, annonçait sa décision de s'installer en France pour une durée indéterminée. Ce brillant chercheur né en 1971, récompensé par de nombreux prix internationaux pour ses travaux sur le développement, la micro-économie ou encore les investissements directs étrangers, ne correspond pourtant pas au portrait-robot de l'adversaire du régime Poutine. Membre de diverses commissions officielles auprès du président de la Fédération de Russie et du conseil de surveillance de la Sberbank (l'une des plus importantes banques du pays), ce libéral convaincu, réputé proche de Dmitri Medvedev, semblait plutôt bien en cour - même s'il n'hésitait pas, à l'occasion, à faire valoir un point de vue indépendant et à remettre en cause certaines décisions prises au plus haut niveau du pouvoir. Mais en 2011, en compagnie de plusieurs autres experts, il rédige - à la demande des autorités - un rapport sur le second procès Khodorkovski, du nom du célèbre oligarque emprisonné en 2003 pour diverses malversations et condamné à une lourde peine de prison une première fois en 2005, peine encore alourdie en 2009. Le rapport met en doute le verdict officiel. Les ennuis de M. Guriev commencent alors : perquisitions, confiscation de sa correspondance, convocations auprès du Comité d'enquête (la structure chargée d'instruire les affaires les plus sérieuses)... C'est dans ce contexte de plus en plus pénible que l'économiste met le cap sur la France, où l'Institut d'études politiques de Paris lui offre immédiatement un poste de professeur invité. Quelques mois plus tard, fin décembre, M. Poutine graciera M. Khodorkovski et la justice entamera la révision de ses deux premiers procès...
M. Guriev, qui a accepté de répondre aux questions de Politique Internationale sur son sort personnel et de brosser un tableau de l'évolution économique et politique de la Russie depuis la chute de l'URSS, espère pouvoir rentrer un jour dans son pays. Un pays qui, comme il l'explique ici, recèle d'immenses richesses et un potentiel humain non négligeable, mais dont la progression est nettement freinée par un pouvoir aussi autoritaire qu'inefficace...
I. L. et G. R.
Isabelle Lasserre et Grégory Rayko - Vous étiez, jusqu'à l'été dernier, l'un des économistes les plus en vue de Russie. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à quitter précipitamment votre pays pour vous installer en France ?
Sergei Guriev - La raison principale est liée à l'affaire Khodorkovski. En 2011, le président Dmitri Medvedev a demandé à neuf experts (trois étrangers et six Russes, dont moi) de rédiger un rapport sur ce procès très médiatisé. Dans ce rapport, nous avons mis en cause le jugement officiel qui avait conclu à la culpabilité de Khodorkovski. Mais lorsque Vladimir Poutine est redevenu président, en 2012, il a ordonné l'ouverture d'une enquête visant à revoir les conclusions de cette expertise et à examiner la probité de ses auteurs. Au printemps 2013, j'ai été interrogé à plusieurs reprises par le Comité d'enquête. On m'a demandé si j'avais été payé par Khodorkovski pour écrire ce que j'avais écrit. J'ai eu beau les assurer que non, les interrogatoires se sont poursuivis. En avril 2013, mon bureau a été perquisitionné. Les enquêteurs se sont emparés de tous les e-mails que j'avais reçus et envoyés depuis cinq ans. Mes amis et collègues m'ont prévenu que la situation devenait dangereuse pour moi. Je craignais que mon passeport fût confisqué. C'est alors que je suis parti. Je n'ai, depuis, jamais regretté cette décision. À Moscou, les perquisitions ont continué. Je sais que mes transactions financières ont été passées au crible. Interrogé sur mon cas, Vladimir Poutine a répondu que je n'avais rien à craindre. Mais il a dit, également, qu'il n'interférerait pas dans l'enquête... et, en général, c'est mauvais signe !
I. L. et G. R. - Hormis le rapport sur l'affaire Khodorkovski, quelles autres raisons pourraient vous avoir valu les foudres du pouvoir ?
S. G. - Certains observateurs estiment que mes problèmes sont également liés au soutien financier que j'ai apporté à Alexeï Navalny (1) à partir de mai 2012. Il ne s'agissait pas de grosses sommes ; mais comme nous n'avons pas été nombreux à l'avoir soutenu publiquement, cet engagement est devenu très « visible ». Il existe une troisième explication à ma disgrâce : dans plusieurs interviews, en particulier au moment du dernier sommet de Davos, j'ai sévèrement critiqué la politique économique de Vladimir Poutine.
I. L. et G. R. - Dans quelles conditions retourneriez-vous en Russie ?
S. G. - Je reviendrai dans mon pays le jour où je ne craindrai plus pour ma liberté. Mais, très honnêtement, je sens que les conditions ne s'y prêteront pas aussi longtemps que l'affaire Khodorkovski ne sera pas close. Or, même s'il vient de sortir de prison, nous ne pouvons pas savoir avec certitude ce que l'avenir lui réserve. S'il se montre trop actif, on pourrait bien l'inculper une fois de plus. Et si je rentre, le pouvoir pourrait vouloir me faire témoigner contre lui, ce que je me refuse à faire. Il est donc peu probable que je puisse rentrer en Russie dans un avenir …
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