Depuis le 1er mars 2004, le professeur Bofinger (né en 1954) est membre du Conseil des experts, les « Cinq Sages » qui conseillent le gouvernement allemand dans l'élaboration de sa politique économique. En tant que spécialiste des questions monétaires, il y détient une position clé concernant les problèmes de la monnaie unique, surtout depuis de la crise de l'euro. Il a donc inspiré nombre de décisions de la chancelière Angela Merkel au cours de cette période délicate. Ses idées, comme celles de Mme Merkel, sont simples et claires. En même temps - chose rare -, cet économiste libéral attaché à l'économie de marché jouit de la confiance des syndicats, considérés en Allemagne comme des partenaires indispensables au bon fonctionnement de la machine productive.
Il s'était fait remarquer le 14 février 2010 en accordant à la Neue Zürcher Zeitung suisse une interview dans laquelle il prenait parti pour une baisse drastique de la valeur de l'euro afin de doper les exportations européennes. Il estimait qu'un euro à 80 centimes pour un dollar (taux en vigueur lors de la création de la monnaie unique) permettrait de relancer efficacement nos exportations. « Ce ne serait pas un problème pour la zone euro, disait-il, mais pour les Américains », jugeant l'économie américaine moins performante que l'économie européenne, mais protégée par cette relation de change du dollar avec un euro surévalué. Il estimait aussi que la défection de la Grèce ne serait pas une catastrophe, ce pays ne représentant que 2,6 % du PIB de la zone. Seul inconvénient : les États membres devraient alors compenser les pertes de leurs banques créditrices en Grèce, ce qui serait du plus mauvais effet sur les marchés. Il comparait l'Union monétaire à une cordée en montagne : quand l'un dévisse, il peut entraîner les autres dans sa chute. Peter Bofinger se bat donc contre la désagrégation de l'Union monétaire. Il préconisait, à l'époque, la création d'un Centre de coordination des politiques financières européennes. Depuis, il a accentué sa position en faveur d'une gouvernance financière de l'Europe. Il approuve visiblement le programme de réformes de la zone euro exposé par la chancelière lors de la conférence du 3 juillet 2013 à Berlin consacrée à l'emploi des jeunes à laquelle assistait également François Hollande. Ce programme, rédigé par l'Office de presse de Mme Merkel le 30 mai précédent, prévoit la création d'une gouvernance financière et économique dans laquelle Bruxelles ne jouerait qu'un rôle marginal.
En accord avec la majorité de ses confrères du Conseil des experts, le professeur Bofinger est favorable à une mutualisation des dettes souveraines de la zone euro par des euro-obligations - ces fameux « eurobonds » auxquels le parti chrétien-démocrate (CDU) d'Angela Merkel demeure réticent, mais que préconise le SPD de Sigmar Gabriel. La condition préalable, nous dit M. Bofinger, est que les États membres transfèrent certaines prérogatives au futur gouvernement économique et financier européen. Celui-ci aurait alors un droit de regard sur les budgets nationaux et la fiscalité, donc sur les dépenses et les recettes. À force de distribuer des cadeaux sans en contrôler l'usage, on craint outre-Rhin que « les cancres ne vivent aux dépens des premiers de la classe »...
Prenant le contrepied de ceux qui prônent le retour aux monnaies nationales, le professeur Bofinger met en garde contre la réaction en chaîne que provoquerait un tel scénario : fuite des capitaux en direction du mark ; dévaluation massive des monnaies faibles (franc, lire, peseta, etc.) ; reprise de l'inflation ; réévaluation du mark de 20 à 25 % (1). L'éclatement de la zone euro entraînerait, pour l'Allemagne, un arrêt des exportations, alors que ce pays tient la monnaie unique à bout de bras et est seul capable de faire baisser les taux des crédits alloués aux pays européens. Car la suppression de l'euro ne supprimerait pas les dettes dont le montant en monnaie nationale deviendrait astronomique pour la France et les États membres du Sud.
S'adressant au gouvernement Merkel dans son dernier rapport annuel, publié le 4 novembre 2013, le Conseil des experts estimait que l'Allemagne ne doit pas donner l'impression d'imposer aux partenaires de l'Union monétaire les mesures douloureuses qu'elle refuse de s'appliquer à elle-même. En prévision d'un avenir mondial difficile, la RFA doit profiter de la bonne conjoncture actuelle pour se serrer elle aussi la ceinture : pas d'augmentation des petites pensions ; maintien de l'âge de la retraite à 67 ans comme objectif à moyen terme ; pas de retraite complémentaire pour les femmes au foyer, etc. Une politique de rigueur en période faste, en somme. Le Conseil s'est prononcé contre l'augmentation des charges fiscales et contre le salaire minimum pour ne pas tuer la poule aux oeufs d'or de la compétitivité et de la productivité. Peter Bofinger, lui, a fini par se rallier à cette idée mais, semble-t-il, sous une forme libérale et décentralisée qui n'est pas celle, unifiée et nationale, que réclame le SPD. En revanche, Mme Merkel a refusé de souscrire aux hausses d'impôts que préconisaient le SPD et les Verts durant la campagne électorale. Le Conseil recommandait aussi la mise au point d'un plan énergie (2).
Concernant l'Europe, le Conseil estimait que l'euro est provisoirement hors de danger grâce au plan Outright Monetary Transactions (3) de la Banque centrale européenne et que le Fonds de stabilisation monétaire SME (4) est apte à secourir les États défaillants. Le Conseil annonçait une amélioration de la croissance mondiale à 3 % en 2014 contre 2,2 % en 2013. Le PIB moyen de la zone euro, qui s'était établi à - 0,4 % en 2013, passerait ainsi à 1,1 % en 2014 (1,6 % en Allemagne en 2014 contre 0,4 % en 2013). Entre-temps, il est vrai, les perspectives de la croissance mondiale ont été revues à la baisse.
Enfin, il est important de rappeler que le Conseil des experts allemand s'était réuni le 4 juillet 2013 à Genshagen, près de Potsdam, avec le Conseil d'analyse économique (CAE) français pour évaluer les possibilités d'intégration économique et fiscale de la zone euro. Peter Bofinger encourage par ailleurs les Français à risquer l'affrontement commercial avec les États-Unis en levant le filet des protections douanières ou tarifaires. Tout le monde, en France, ne partage pas son point de vue...
J.-P. P.
Jean-Paul Picaper - Monsieur le professeur, vous faites partie du Conseil des experts qui aide le gouvernement allemand à élaborer sa politique économique et financière. Mme Merkel suit-elle vos conseils ?
Peter Bofinger - Je le crois. Si tel n'était pas le cas, nous ne nous imposerions pas tout ce travail et nous ne nous engagerions pas au service du gouvernement. Mais il y a des moments où l'on suit plus nos avis que d'autres. Cela dépend. Outre les sphères dirigeantes, le Conseil des experts a également une grande influence sur l'opinion allemande.
J.-P. P. - Êtes-vous content de la chancelière ?
P. B. - Tout ce que je peux vous dire, c'est que, au cours de la période difficile que nous venons de traverser, elle a fait du bon boulot. Elle a créé les conditions nécessaires pour que l'Allemagne s'en tire bien et que la zone euro soit stabilisée. Un bémol cependant : j'aurais souhaité que, dans cette crise, on adoptât une attitude plus offensive et qu'on n'imposât pas des programmes d'austérité aussi extrêmes aux pays en difficulté. On leur a infligé une overdose d'austérité. Or une overdose est en économie aussi nocive qu'en médecine. Je pense que les choses iraient mieux, aujourd'hui, si l'on s'en était abstenu.
J.-P. P. - Dans quelle mesure cette bonne santé économique de l'Allemagne a-t-elle contribué au récent succès électoral de la chancelière ?
P. B. - À coup sûr, ces bons résultats ont joué un rôle. Ce qui m'étonne, c'est que le parti libéral FDP n'en ait pas bénéficié. Il était au gouvernement. L'économie va bien. Et, pourtant, les électeurs n'en ont pas tenu compte. C'est étrange.
J.-P. P. - Il est probable que le parti anti-euro AfD a mordu sur l'électorat du FDP, l'empêchant ainsi d'atteindre la barre des 5 % (5)...
P. B. - C'est vrai, l'AfD a pris énormément de voix au FDP. Un vrai acte de cannibalisme. De nombreux conservateurs qui votaient autrefois FDP se sont reportés sur ce nouveau parti. Ce n'est pas la seule cause de l'échec du FDP, mais cela y a contribué à coup sûr.
J.-P. P. - Au cours des négociations pour la formation du nouveau gouvernement, Mme Merkel a fait savoir qu'elle accepterait d'instaurer en Allemagne un salaire minimum garanti, décision très remarquée en France. N'est-ce pas une entorse à la doctrine libérale allemande selon laquelle l'État n'a pas à intervenir dans la fixation des prix et des salaires ?
P. B. - Pas du tout. En optant pour un salaire minimum, l'Allemagne ne fait que s'aligner sur les autres nations industrialisées. Elle faisait jusque-là figure d'exception. Voyez les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui sont les représentants les plus éminents de l'économie libérale : ils appliquent le salaire minimum. Ce salaire de base existe dans tous les pays civilisés, qu'ils soient sociaux-démocrates ou néo-libéraux. Au demeurant, ce salaire minimum ne sera pas fixé chez nous par le gouvernement mais par une commission composée de représentants des syndicats et du patronat, comme cela …
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