Les Grands de ce monde s'expriment dans

République tchèque : gérer l'Etat comme une entreprise

Les élections législatives tchèques des 25 et 26 octobre 2013 ont été marquées par la percée inattendue d'une nouvelle formation politique, le « Mouvement des citoyens mécontents » dont l'acronyme ANO signifie « oui » en tchèque. Elle avait été fondée un an auparavant par Andrej Babis, l'un des hommes les plus riches du pays. Classé 273e fortune mondiale par le magazine américain Forbes, il serait à la tête d'un patrimoine de 2 milliards de dollars. Avec 18,65 % des voix et 57 députés sur 200 au Parlement de la République, ANO talonne le parti social-démocrate (CSSD) de Bohuslav Sobotka, pourtant donné largement vainqueur dans les sondages précédant le scrutin. À l'issue de longues négociations, Andrej Babis a été nommé vice-premier ministre chargé des Finances dans le nouveau gouvernement de coalition dirigé par Bohuslav Sobotka - qui inclut également le Parti chrétien démocrate (KDU-CSL) de Pavel Belobradek (1).
ANO a mené une campagne virulente contre l'impuissance et la corruption de la classe politique tchèque, lui opposant le modèle de gestion entrepreneuriale dont son président-fondateur, Andrej Babis, est l'un des plus beaux fleurons dans le monde post-communiste.
Né en 1954 à Bratislava, en Slovaquie, Andrej Babis est issu d'une famille de la « nomenklatura » communiste. Son père était un haut fonctionnaire du commerce extérieur en poste à Paris, au Maroc puis à Genève, où il dirigeait la délégation tchécoslovaque aux négociations du GATT, l'organisme international précurseur de l'OMS. Après des études d'économie à Bratislava et une adhésion au Parti communiste - passeport obligé pour faire carrière dans l'appareil politico-économique de son pays -, Andrej Babis gravit les échelons de l'entreprise chimique d'État Perimtex, dont il devient, en 1985, le représentant au Maroc. C'est de Rabat qu'il observe la chute du communisme, sans prendre la moindre part à la Révolution de velours conduite par Vaclav Havel.
Dans le chaos engendré par la décomposition du régime, Babis, qui entre-temps est devenu un haut dirigeant de Perimtex, organise, à son profit le démantèlement des structures de l'économie étatisée en constituant un groupe d'industries chimiques et agro-alimentaires, Agrofert, qui ira de succès en succès. Sa bonne connaissance des réseaux financiers du capitalisme international, acquise lorsqu'il était en poste à l'étranger, lui permet d'obtenir les fonds nécessaires pour parvenir à ses fins. Cet activisme lui vaudra l'inimitié du premier président de la Slovaquie post-communiste, Vladimir Meciar - ce qui l'incite, au moment de la scission du pays en 1994, à s'installer à Prague et à adopter la nationalité tchèque. Agrofert, dont il détient seul la holding de contrôle, a élargi ses activités à d'autres domaines, dont celui des médias. Il a ainsi racheté à une firme allemande le principal groupe de presse tchèque, Mafra, qui édite les quotidiens nationaux Lidove Noviny et Mlada Fronta Dnes et possède plusieurs stations de radio ainsi qu'une chaîne de télévision.
L'irruption d'Andrej Babis aux avant-postes de la scène politique a fait surgir des interrogations sur son comportement à l'époque communiste, en particulier sur une supposée collaboration avec la StB, la police politique du régime. Il se défend avec la plus grande énergie contre ces accusations, affirmant qu'il fut la victime, et non pas le complice, des « organes » de la dictature.
L. R.

Luc Rosenzweig - Quelles sont les raisons qui ont poussé un homme d'affaires aussi brillant que vous à s'engager en politique ?
Andrej Babis - Au départ, ce n'était pas mon intention. J'ai été contraint de sauter le pas en raison des circonstances, surtout à cause des hommes politiques tchèques. Je ne supportais plus leur incompétence et la manière dont ils pillaient les finances publiques. En 2011, j'ai dit publiquement ce que je pensais du fonctionnement de la vie politique, et des milliers de personnes m'ont approuvé. Malheureusement, je me suis aperçu qu'il n'y avait pas d'autres moyens pour changer les choses que d'entrer en politique. Pendant longtemps, j'ai cherché quelqu'un qui pouvait avoir un meilleur profil que le mien, mais personne n'a fait l'affaire. Alors j'ai pris la décision d'y aller seul. Pour moi, il s'agit d'un sacrifice. Au lieu d'agir, je dois passer du temps à me défendre et à expliquer ce que je veux faire pour améliorer la situation. C'est laborieux, mais les centaines de milliers de voix recueillies aux dernières élections par le mouvement ANO, dont je suis le leader, m'obligent à faire face à mes responsabilités.
L. R. - Votre parti le Mouvement des citoyens mécontents est devenu, dès sa première participation à un scrutin national, la deuxième force politique du pays. Comment expliquez-vous cette performance ?
A. B. - Notre mouvement n'aurait pas connu un tel succès si, au lieu de mentir et de voler, les politiciens avaient proposé aux Tchèques une vision d'avenir. Nous avons présenté comme candidats des personnalités qui n'ont pas besoin de la politique pour vivre. Ce sont des gens qui veulent travailler pour ce pays et pour ses citoyens. Pour l'instant, nous expliquons aux « professionnels de la politique » comment on fait tourner les entreprises privées. Nous essayons de leur faire comprendre qu'elles sont gérées de manière beaucoup plus rationnelle que l'administration où personne ne s'offusque de voir des millions jetés par les fenêtres.
L. R. - Comment vous situez-vous sur l'échiquier politique tchèque et européen ? Si ANO obtenait, en juin prochain, des élus au Parlement de Strasbourg, à quel groupe demanderiez-vous votre adhésion ?
A. B. - Nous sommes un mouvement (et non un parti) politique centriste au sens large. La droite et la gauche sont aujourd'hui des concepts vides de sens en République tchèque. Ici, la gauche a privatisé les banques et la droite a augmenté les impôts ! Nous affirmons qu'il est possible de récompenser le succès et de créer un environnement favorable aux affaires tout en maintenant une solidarité permettant d'aider ceux qui sont dans le besoin. Dans notre mouvement, il y a des gens qui sont de sensibilité de gauche et d'autres qui se sentent plus proches de la droite. Mais tout le monde s'entend bien. C'est comme cela que doit fonctionner la politique. Chez nous, en vingt-quatre ans, les politiciens n'ont pas réussi à s'entendre sur ce qui serait bon pour le pays. Tout ce qu'ils savent faire, c'est se mettre …