Les Grands de ce monde s'expriment dans

La passion de l'Europe

Daniel Cohn-Bendit s'apprête à raccrocher les gants. Dans quelques semaines, l'ancien leader de Mai 68 achèvera son dernier mandat d'eurodéputé. Devenu une figure du mouvement écologiste, il aura passé vingt ans au Parlement européen. C'est encore là qu'il reçoit, au 8e étage de son bureau bruxellois qui surplombe la capitale de l'Union. Allemand né à Montauban, à cheval depuis toujours sur ses deux pays, Cohn-Bendit porte son regard bien au-delà de la frontière franco-allemande. C'est en fédéraliste convaincu qu'il défend l'idée européenne, sans indulgence pour les manquements des leaders d'un continent en crise. À 69 ans, « Dany » est encore loin de songer à la retraite. Lui préfère parler d'« un nouveau départ ».
M. G.

Mikaël Guedj - Dans vos rêves les plus fous, à quoi ressemble l'Europe de demain ?
Daniel Cohn-Bendit - Dans une trentaine d'années, l'Europe sera fédérale et la Commission en sera l'organe exécutif. La règle de l'unanimité n'aura plus de raison d'être. Nous aurons deux chambres, avec un Sénat à l'allemande où les États seront représentés en fonction de leur poids démographique. Il y aura une armée européenne, une diplomatie européenne et une politique étrangère commune. Nous aurons également une politique de développement et un socle commun de protection sociale. Enfin, un vrai budget communautaire, des politiques communautaires fiscale, industrielle et de l'énergie.
M. G. - Est-ce réalisable ?
D. C.-B. - Qui peut le dire ? Imaginons que nous soyons en 1988 et que vous me demandiez ce que sera l'Europe dans dix ans. Si je vous avais répondu que l'Europe serait réunifiée, qu'auriez-vous pensé ? Je suis né en avril 1945. Si, en arrivant au monde, j'avais annoncé à mes parents que, cinquante ans plus tard, il n'y aurait plus de frontières entre la France et l'Allemagne, plus de contrôle et plus d'armée sur le Rhin, ils auraient dit : « Il est complètement dingue, il dit n'importe quoi ! » On ne sait jamais ce qui peut arriver. Je vous dis simplement ce que je souhaite.
M. G. - On a parfois le sentiment que l'Europe se résume aujourd'hui à un grand marché. Cette critique est-elle justifiée ?
D. C.-B. - Cette critique est injuste, mais il y a un vrai débat à ce sujet. Le marché intérieur est encadré par des lois et nous avons un minimum de lois sociales qui fonctionnent plus ou moins bien selon les pays. Ce n'est pas purement et simplement la loi de la jungle. La récente création d'une Union bancaire, encore impensable il y a quelques années, va dans le sens d'une meilleure régulation. Mais il est vrai que, parallèlement, la tendance néolibérale gagne du terrain, et que cette dérive pose toute une série de problèmes.
M. G. - Quel genre de problèmes ?
D. C.-B. - Des problèmes liés au décalage entre le projet politique de démocratie européenne et la réalité de l'Europe telle qu'elle s'exprime actuellement. Si les gens ont de plus en plus l'impression qu'on leur a vendu du vent, c'est parce que en dépit des discours grandiloquents sur les libertés et la prospérité de notre continent les dirigeants des États européens sont quotidiennement pris en flagrant délit d'impuissance. Délocalisations ; fermetures d'entreprises non concurrentielles ou simplement jugées insuffisamment rentables par les investisseurs internationaux ; recours aux capitaux étrangers - notamment chinois ou russes, y compris dans des secteurs aussi sensibles que les infrastructures énergétiques ; faibles taux d'emploi ; augmentation de la pauvreté et de la précarité ; déflation salariale sous prétexte de compétitivité ; réduction des budgets de santé et d'éducation ; et, plus généralement, absence de réponse à la crise que nous traversons : tous ces éléments contribuent à la perte de crédibilité du …