Le credo du Kremlin

n° 143 - Printemps 2014

Vladimir Iakounine dirige depuis 2005 la plus grosse entreprise de Russie : la Compagnie des chemins de fer de Russie (RJD). Un monopole à la mesure de l'immensité du pays : la RJD emploie plus d'un million de salariés. Son président est donc un personnage de premier plan. M. Iakounine, 65 ans, n'est pas seulement le « tsar » de cette société colossale ; il est aussi un membre du proche entourage du président Vladimir Poutine. Le chef de l'État n'a jamais cessé de lui accorder sa confiance et de lui confier des tâches de la plus haute importance, y compris dans la préparation des Jeux olympiques de Sotchi.
Le lien de Vladimir Iakounine avec Vladimir Poutine doit sans doute beaucoup au fait que les deux hommes partagent une expérience commune : celle d'avoir travaillé au sein de la première direction principale du KGB, la prestigieuse branche du service de sécurité vouée au renseignement extérieur. Un passé qui n'est sans doute pas étranger à leur identité de vues - même si ce passage ne figure pas dans la biographie officielle de Vladimir Iakounine et n'est mentionné que par quelques sites russes d'information.
Le parcours officiel de Vladimir Iakounine indique simplement qu'il a été diplômé de l'Institut de mécanique de Léningrad (aujourd'hui Saint-Pétersbourg) en 1972. Il s'est ensuite spécialisé dans la construction aéronautique. En 1985, le voilà diplomate, envoyé à New York pour travailler au sein de la représentation permanente de l'Union soviétique auprès de l'ONU. Il y reste jusqu'à la chute de l'URSS, en 1991. Il se reconvertit alors dans les affaires avant, en 2000, de rejoindre le gouvernement comme vice-ministre des Transports puis de prendre la tête de la Compagnie des chemins de fer.
À la tête de la RJD, Vladimir Iakounine doit contribuer à la modernisation de la Russie. Le gouvernement prévoit de dégager jusqu'à 65 milliards d'euros, sur les dix prochaines années, pour développer le réseau et construire des lignes à très grande vitesse (le Moscou-Saint-Pétersbourg ne circule qu'à 250 km/h, cent de moins qu'un TGV). Toutefois, cet objectif risque de rencontrer quelques difficultés. L'économie russe connaît en effet un ralentissement sensible depuis la crise de 2008. La croissance en 2014 pourrait se limiter à 0,7 %, selon les prévisions du cabinet Heuler Hermes. Et, bien entendu, les sanctions qui ont touché le pays après l'annexion de la Crimée se traduisent déjà par un coup de frein notable aux investissements étrangers.
Vladimir Iakounine est aussi un homme essentiel dans les relations entre la Russie et la France. Il copréside l'association « Dialogue franco-russe » qui vise à renforcer la coopération culturelle et économique entre les deux pays. Sa vision du monde est parfaitement représentative de celle de l'élite politique au pouvoir en Russie. Qui plus est, en dépit de sa haute position, il conserve son franc-parler, comme on le constate dans cet entretien exclusif qu'il a accordé à Politique Internationale. Signe de sa proximité avec le chef de l'État russe, Vladimir Iakounine figure en bonne place sur la liste des personnes visées par les sanctions américaines prononcées à la suite de l'annexion de la Crimée : comme une quinzaine d'autres hauts dignitaires, il fait l'objet d'un gel de ses avoirs aux États-Unis et d'une interdiction de visa. En revanche, son nom n'est pas sur la liste, quelque peu différente, des personnes sanctionnées par l'Union européenne.
A. G.

Alain Guillemoles - Monsieur Iakounine, l'Ukraine et la Russie ont toujours entretenu des relations étroites. Comment expliquer que ces relations se soient à ce point détériorées ?
Vladimir Iakounine - Les Ukrainiens et les Russes appartiennent à la même civilisation et au même groupe ethnique. Nous sommes un seul peuple qui a été partagé en 1991 entre deux États, au gré de changements politiques. Mais les relations entre les habitants de ces deux États, pour l'écrasante majorité de la population, sont restées telles qu'elles étaient durant toute l'histoire de la Russie, de l'Union soviétique, puis de la nouvelle Russie.
Malheureusement, l'arrivée au pouvoir de personnages tels que le président Viktor Iouchtchenko, en 2005, a desservi la coopération politique entre nos pays. Ce dirigeant s'est distingué par plusieurs initiatives éminemment contestables. En premier lieu, il a reconnu officiellement le Holodomor, la grande famine des années 1930, comme un « génocide du peuple ukrainien » (1). C'est une décision que je ne pourrai jamais lui pardonner. Il a tenté de mettre cette famine sur le dos de la Russie. Ces affabulations ne correspondent absolument pas à la réalité, ne serait-ce que parce que dans la région russe de Voronej, le nombre de morts n'a pas été moins élevé qu'en Ukraine ! Ensuite, il a élevé au rang de héros de l'Ukraine, à titre posthume, le collaborateur nationaliste et fasciste Bandera (2). C'est inacceptable. Personnellement, je n'accepterai jamais l'exaltation du fascisme en général et de Bandera en particulier. Voilà pourquoi le sentiment que Viktor Iouchtchenko suscite chez moi est le rejet pur et simple.
Je vais vous dire ma conviction : j'ai tendance à considérer que toutes les haines nationales ou religieuses apparaissent en réponse à une demande politique précise. Autrement dit, elles surgissent lorsque certaines forces agissent délibérément pour semer la discorde. Le cas de l'Ukraine est, à cet égard, un exemple très significatif. Je ne suis pas le seul à le penser : de nombreux observateurs objectifs, notamment en Allemagne et aux États-Unis, voient les choses de la même façon. Ils comparent les événements qui se déroulent actuellement en Ukraine à ceux qui se sont produits avant la chute de la Yougoslavie quand, exactement de la même façon, sous une influence extérieure, des groupes nationalistes ont été formés afin de créer les conditions de l'instabilité. Tout ce qui s'est passé par la suite en a découlé. C'est pour cela que, en réponse à votre question, je puis affirmer que les relations entre les Russes et les Ukrainiens ne se sont pas détériorées.
En revanche, il me semble évident que l'Occident doit sérieusement reconsidérer sa position sur ce dossier car il a, ni plus ni moins, aidé des forces nationalistes à s'emparer du pouvoir par les armes en Ukraine. Je le dis sans ambages : il s'agissait essentiellement de groupements fascistes qui avaient été créés en Ukraine occidentale et entraînés dans des pays étrangers - ce qui est aujourd'hui officiellement reconnu (3). Ces groupes ont eu recours à des provocations systématiques, comme …