Remuantes frontières

n° 143 - Printemps 2014

L'annexion de la Crimée par la Russie, le 18 mars 2014, marque un tournant géopolitique majeur. C'est en effet la première fois, dans l'Europe d'après 1945, qu'un État souverain annexe formellement une partie d'un autre État souverain sans le consentement de celui-ci. Un peu comme si l'Italie récupérait le comté de Nice ou la Savoie contre la volonté de Paris... Les amateurs d'anecdotes historiques noteront avec gourmandise qu'une forme d'ordre international né en Crimée dans la station balnéaire de Yalta en 1945 est morte en ces mêmes lieux, 69 ans plus tard.
On n'a sans doute pas fini de mesurer les conséquences d'un tel acte, même s'il bénéficie manifestement de l'approbation d'une forte majorité de la population concernée. L'essentiel de la communauté internationale semble également accepter ce « fait accompli » - par réalisme politique sinon en droit. Personne, aujourd'hui, n'imagine que Moscou pourrait rendre la Crimée à Kiev au terme de cette crise.
Mais l'affaire de Crimée ne doit pourtant pas cacher une réalité : depuis la Seconde Guerre mondiale, les frontières internationales ne sont pas restées figées (1). Certaines sont apparues, d'autres ont disparu. Et, désormais, on voit qu'elles peuvent être déplacées sur la carte. Sans remonter à la décolonisation (1945-1975), qui vit une floraison d'États souverains et de frontières internationales, ce phénomène a été, pour une bonne part, le fruit de la désagrégation du système soviétique. Or, contrairement à ce que l'on pouvait croire ou espérer, ce bouleversement géopolitique n'a pas encore épuisé tout son potentiel de remise en cause des frontières. Au-delà de cette région particulière, le monde offre bien d'autres exemples - en Afrique, en Asie, voire demain en Europe occidentale, où plusieurs régions aspirent à l'indépendance.
Ces phénomènes géopolitiques traduisent la fragmentation de la communauté internationale depuis 1945 : on est passé, sur cette période, de 50 à 193 États membres des Nations unies. Mais le cas de la Crimée est radicalement neuf. Il ne s'agit plus de fragmentation mais d'une recomposition, d'un redécoupage. Deux tentatives récentes avaient échoué à la suite de conflits armés : la conquête des îles Falkland britanniques par l'Argentine en 1982 et l'annexion du Koweït par l'Irak en 1990, qui déclencha la guerre du Golfe au nom du droit international.
L'affaire de Crimée ouvre-t-elle une nouvelle époque, au sens où elle constituerait un précédent ? Il est trop tôt pour le dire, mais la perspective est inquiétante. La Russie avait jusqu'à présent construit et tenu un discours de « souverainisme pour tous », que l'on peut résumer ainsi : ne touchons pas aux frontières internationales et laissons chaque État souverain faire ce qu'il entend sur son territoire. C'est à ce titre qu'elle s'opposa à l'indépendance du Kosovo et qu'elle soutient la Syrie, après avoir condamné le renversement de Kadhafi en Libye. Cette position politique pouvait être contestée, mais elle avait sa logique. Après la Crimée, où elle l'a manifestement violé, Moscou risque d'avoir plus de difficultés à défendre bec et ongles ce principe.
La Chine, encore plus chatouilleuse sur …