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Transnistrie : un désir de Russie

Evguéni Chevtchouk est le chef d'un État qui n'existe pas : la République moldave de Transnistrie (PMR) (1) qui a autoproclamé son indépendance en 1992 et se désespère, depuis, d'obtenir un jour la reconnaissance internationale. Pour l'heure, son régime fantoche n'est qu'un simple pion aux mains d'une Russie qui entend conserver toute son influence sur le territoire de l'ex-Union soviétique. L'élection en décembre 2011 de M. Chevtchouk avait pourtant été accueillie comme la promesse d'un règlement du conflit qui oppose depuis 23 ans la Moldavie à sa région séparatiste. Le jeune politicien, Ukrainien ethnique aujourd'hui âgé de 45 ans, s'affichait alors comme un réformateur libéral favorable à un dialogue constructif avec l'UE et les autorités de Chisinau. Deux ans et demi plus tard, les négociations n'ont débouché sur aucune avancée concrète et durable (2). Et Evguéni Chevtchouk envisage désormais l'avenir de son pays au sein de la Fédération russe. Ce raidissement tient en grande partie à l'Accord d'association avec l'UE que la Moldavie a paraphé fin novembre 2013. Un événement majeur qui entérine la marginalisation de la Transnistrie, région historiquement tournée vers l'Est.
Se prévalant des résultats d'un référendum, tenu en septembre 2006, où selon les résultats officiels 97,2 % des électeurs avaient soutenu l'idée d'un rattachement à la Russie, Evguéni Chevtchouk a déposé, le 5 décembre 2013, un projet de loi destiné à introduire la législation fédérale russe sur le territoire de la Transnistrie. L'intégration éclair de la péninsule de Crimée à la Fédération de Russie a ravi les dirigeants de la PMR : ils espèrent être « les suivants sur la liste ». Une perspective que Moscou n'a jusqu'à présent ni validée ni rejetée...
La Transnistrie est le théâtre de l'un des derniers conflits gelés d'Europe, hérité de la dislocation de l'URSS. En avril 2013, 508 500 habitants (3) vivaient sur cette langue de terre de 4 100 km2 coincée entre l'Ukraine et la Moldavie, et principalement située sur la rive gauche du fleuve Dniestr. Les Moldaves y forment la première communauté nationale, devant les Russes et les Ukrainiens (4). Il n'empêche : la plus grande partie des habitants se revendiquent Transnistriens et réclament la reconnaissance de leur pays, qui dispose de tous les attributs d'un État indépendant - institutions, armée, monnaie, timbres-poste. Pour autant, aucun État, pas même la Russie, ne reconnaît la PMR. Seules l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, républiques séparatistes de Géorgie, elles aussi soutenues par Moscou, ont une représentation officielle à Tiraspol, capitale de la Transnistrie. Ces trois États sont parfois désignés par le sobriquet « CEI » pour « Communauté des États inexistants ». Une situation problématique que l'Histoire ne justifie pas, mais explique.
Après avoir appartenu à l'Empire russe puis à la République socialiste soviétique d'Ukraine dans le cadre de l'URSS, la Transnistrie a été incorporée par Staline à la République socialiste soviétique de Moldavie en 1946. Au cours des décennies suivantes, à la différence du reste de la République moldave, ancienne région de la Roumanie, elle a été massivement peuplée de populations russophones venues d'autres régions d'URSS. En 1990, avant même la dissolution de l'URSS, la Transnistrie, sous la conduite énergique d'Igor Smirnov, élu dans la foulée président de son Soviet suprême (5), déclare son indépendance. S'ensuit, en 1992, une guerre violente contre la Moldavie qui entraîne l'intervention directe de la Russie aux côtés de la PMR. Au terme du conflit, qui s'est soldé par plusieurs milliers de morts, la Transnistrie gagne une indépendance de facto, sous protection russe. La situation s'enlise (6).
L'Accord d'association paraphé entre la Moldavie et l'UE fin 2013 vient remettre en cause le statu quo. Il traduit l'échec de la stratégie russe : la menace de la perte définitive de la Transnistrie était censée dissuader les velléités européennes de Chisinau. Et pousser, au contraire, la Moldavie à rejoindre l'Union douanière que la Russie forme avec le Kazakhstan et le Bélarus. Le vice-premier ministre russe Dmitri Rogozine n'avait ainsi pas manqué de menacer : « Le train de la Moldavie vers l'Europe perdra ses wagons en Transnistrie. » Le chantage n'a pas fonctionné (7). Mais rien n'est réglé pour autant : officiellement, la Moldavie n'est pas prête à lâcher la PMR. Surtout pas au moment où une autre région autonome, la Gagaouzie, vote elle aussi pour un rapprochement avec la Russie (8).
L'Accord d'association place également la PMR dans une position ambiguë. D'un côté, il acte un peu plus les différences d'orientation géopolitique entre Chisinau et Tiraspol, ce qui donne du crédit au « divorce » défendu par Evguéni Chevtchouk. De l'autre, il fait peser un immense danger sur l'économie de la Transnistrie (9) : une fois qu'il sera entré en vigueur, les entreprises transnistriennes ne pourront plus profiter des tarifs douaniers préférentiels que l'UE accordait depuis des années à la Moldavie dans son ensemble, Transnistrie incluse. Une catastrophe pour la PMR qui, loin d'être repliée sur elle-même, s'est largement tournée vers l'exportation depuis une vague de privatisations survenue au début des années 2000. Les quatre géants industriels transnistriens - JSC Moldova Steel Works (métallurgie), Tirotex (l'un des plus importants fabricants de textile d'Europe), Ribnita Cement Plant (cimenterie) et Moldavskaya GRES Power Plant (qui assure 50 % de l'approvisionnement en énergie de la Moldavie) - exportent 95 % de leur production. Au total, les exportations pèsent environ 70 % du PIB en 2012. Or, d'après les douanes moldaves (10), l'UE absorbe près de la moitié des exportations transnistriennes (l'autre moitié étant vendue aux membres de la Communauté des États indépendants). Le risque est également social : si la PMR ne dispose plus que des revenus de ses taxes - ce qui se produira une fois l'Accord d'association Moldavie-UE entré en vigueur -, les pensions et les salaires en Transnistrie seront probablement divisés par deux. Conséquence : plus que jamais, la Transnistrie a besoin de l'aide de la Russie.
Moscou maintient plus d'un millier de soldats dans une « zone de sécurité » qui longe le fleuve Dniestr, sous couvert d'une force de maintien de la paix. La Russie est la première source d'investissements directs étrangers. Elle fournit également à sa petite protégée de l'aide humanitaire et alloue un complément d'environ 10 euros à chaque retraité - un complément vital dans la mesure où les retraités comptent pour près d'un tiers de la population et sont, de l'aveu même des autorités, plus nombreux que les actifs. Plus fondamental encore, Gazprom expédie son gaz naturel à la Moldavie à travers le territoire de la Transnistrie. Cette dernière en conserve une partie... sans jamais recevoir la note, qui s'élèverait aujourd'hui, plus de vingt ans après la guerre de 1992, à un total de 4 ou 5 milliards de dollars. Une dette dont Moscou exigerait le règlement par la Moldavie si d'aventure celle-ci réintégrait la Transnistrie dans son giron. Un moyen de pression efficace sur le pays le plus pauvre d'Europe...
La mainmise de la Russie sur la PMR explique que les orientations politiques d'Evguéni Chevtchouk ne soient finalement guère différentes de celles de son prédécesseur, l'autoritaire Igor Smirnov, au pouvoir sans interruption de 1991 à 2011. Force est de constater, également, que les promesses de réformes internes du candidat Chevtchouk n'ont guère été tenues. Il avait axé sa campagne sur la lutte contre le népotisme et la corruption et s'était fait le défenseur d'une plus grande liberté de parole dans un pays où les médias sont à la botte du pouvoir. Il était alors crédible. En 2005, leader du parti d'opposition Renouveau, il avait proposé une réforme du code électoral saluée par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. En 2009 et 2010, il s'était opposé à Igor Smirnov au sujet d'une réforme de la Constitution qui aurait encore accru les pouvoirs du président en exercice. Pendant la campagne, enfin, il s'était rangé du côté des blogs et des forums qui critiquaient les dirigeants en place. Mais une fois élu, il n'a pas tardé à se retourner contre eux : certains ont fait l'objet d'attaques informatiques, d'autres ne sont tout simplement plus accessibles à partir de la République autoproclamée. La presse a été remise au pas (11) et les principaux opposants politiques ont préféré l'exil après avoir reçu des menaces des services de sécurité. Plus généralement, les institutions européennes, l'ONU et les ONG internationales n'ont pas noté de progrès significatifs en matière de droits de l'homme ou de libertés civiques (12).
Les récents événements en Ukraine ont braqué les projecteurs sur la Transnistrie. Le 26 mars, les forces armées russes stationnées sur son territoire se sont livrées à des exercices militaires de grande ampleur. Nul doute que, dans le cas d'un conflit régional, la PMR - qui partage, faut-il le rappeler, une frontière de plusieurs centaines de kilomètres de long avec l'ouest de l'Ukraine - serait une carte maîtresse de la stratégie russe. C'est dans ce contexte tendu que le président Chevtchouk a confié à Politique Internationale sa vision de l'avenir et ses priorités stratégiques.
S. G. et D. D.

Sébastien Gobert et Damien Dubuc - Monsieur le Président, vous revendiquez l'indépendance de la Transnistrie et souhaitez intégrer la Fédération de Russie. La République autonome de Crimée - officiellement partie intégrante de la république d'Ukraine - vient d'acter son rattachement à la Fédération de Russie par le référendum du 16 mars 2014. Est-ce le chemin à suivre pour la PMR ?
Evguéni Chevtchouk - Nous avons accueilli avec beaucoup d'enthousiasme l'annonce de la signature du décret « Sur la reconnaissance de la république de Crimée » et, plus généralement, tout ce que Vladimir Poutine a fait pour intégrer deux nouveaux sujets - la Crimée et la ville de Sébastopol - à la Fédération de Russie. Le retour de la Crimée à la Russie est une décision juste qui repose sur la volonté du peuple de Crimée et de tous les Russes. Le droit des peuples à l'autodétermination doit être un principe fondamental des relations internationales. Ce droit doit être respecté si l'on souhaite instaurer un ordre mondial juste et sûr. Et c'est exactement ce qui vient de se passer en Crimée. En cette période de tension, il faut saluer l'assistance que la Fédération de Russie a apportée à ce peuple qui souhaitait la rejoindre. Sur le territoire de la péninsule, son action a été déterminante pour garantir la paix et la stabilité et pour empêcher toute escalade de la violence.
La Transnistrie se trouve, évidemment, dans une situation très comparable. Je suis extrêmement satisfait de constater que les résultats du référendum en Crimée coïncident avec ceux du scrutin du 17 septembre 2006 en Transnistrie. Cette similitude est, à mes yeux, un signe que le monde russe est en train de renaître et que le désir d'unité des Russes ne peut pas être arrêté ! La décision des Criméens et des Transnistriens de rejoindre la Fédération de Russie est justifiée historiquement et correspond aux aspirations de nos peuples. Je le répète : la volonté populaire doit être au coeur de la démocratie et de l'État de droit.
S. G. et D. D. - Il n'en demeure pas moins que la Fédération de Russie n'a jamais répondu de manière positive - ni négative, d'ailleurs - aux résultats du référendum que la Transnistrie a organisé en 2006. Alors que, à l'inverse, Moscou a accepté l'adhésion de la Crimée en un clin d'oeil... Les citoyens russes - et le gouvernement russe - sont-ils déterminés à vous accueillir ?
E. C. - Adhérer à la Fédération est notre objectif ultime, mais il est prématuré d'en discuter ; il faut déjà commencer par régler le conflit avec la Moldavie.
S. G. et D. D. - Selon vous, la Moldavie est-elle prête à accepter la séparation ?
E. C. - Voilà vingt-trois ans, depuis la déclaration d'indépendance de la PMR, que la question de la reconnaissance internationale de la Transnistrie est gelée. Mais je crois sincèrement que nous sommes arrivés à une étape historique de la séparation et qu'il ne reste plus qu'à prendre une décision définitive. …