Le premier ministre islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan l'avait martelé tout au long de la campagne pour les élections municipales du 30 mars - un scrutin qui, de l'avis général, devait être interprété comme un véritable référendum « pour ou contre Erdogan » : « Ce que dit le peuple est ce qui est et sa décision doit être respectée. » Le jour venu, le peuple lui a, une nouvelle fois, accordé sa confiance. Le leader charismatique de l'AKP (Parti de la justice et du développement) a remporté les municipales avec 45,5 % des voix, de la même façon qu'il a gagné toutes les autres élections nationales et locales (ainsi que deux référendums) organisées depuis son arrivée au pouvoir en novembre 2002. L'AKP a confirmé son statut de première force politique du pays. S'il a perdu quelques voix par rapport aux législatives de juin 2011 (49,9 %), il a engrangé plus de suffrages qu'aux municipales de 2009 (38,5 %). En outre, Istanbul reste aux mains de l'AKP - et cela, bien que la métropole du Bosphore, avec ses 15 millions d'habitants, fût le coeur du grand mouvement de contestation du printemps 2013 contre la dérive autoritaire de celui que ses adversaires surnomment le « nouveau sultan ».
Avec 28 % des voix à l'échelle nationale, le CHP (Parti républicain du peuple) n'en réalise pas moins son meilleur score depuis des années. Même s'il est moins net qu'escompté, c'est un succès pour son président Kemal Kilicdaroglu, élu en mai 2010 à la tête de cette formation créée par Mustapha Kemal, fondateur en 1923 d'une république inspirée du modèle jacobin et bâtie sur les décombres de l'Empire ottoman. M. Kilicdaroglu, un ancien inspecteur des impôts dont tous les observateurs saluent la pondération et la probité, avait mené campagne au nom de la question morale, qualifiant Recep Tayyip Erdogan de « premier des voleurs ». Il n'a pas réussi, pour autant, à fédérer les opposants au-delà des bastions traditionnels de son parti - d'une part, les « Turcs blancs », c'est-à-dire les élites et les classes moyennes occidentalisées ; d'autre part, les alévis, fidèles d'une secte moderniste issue du chiisme.
Il est vrai que le premier ministre peut se prévaloir de son bilan : le PIB par habitant a presque triplé en douze ans. Mais sa victoire sans appel s'explique avant tout par l'extrême polarisation de la vie politique turque après plusieurs mois de crise sur fond de contestation sociale, de scandales politico-financiers et de guerre fratricide au sein du camp islamiste. « Pour l'électorat musulman et conservateur, Erdogan reste un facteur de stabilité et la garantie que l'islam ne sera pas écarté du pouvoir », analyse Ahmet Insel, universitaire et directeur de la prestigieuse revue intellectuelle et politique Birikim. Le pouvoir de l'homme fort de la Turquie n'a pas vraiment été ébranlé par les enquêtes judiciaires lancées le 17 décembre (1) qui impliquent plusieurs hauts responsables de l'AKP ainsi que des enfants de ministres et éclaboussent Bilal, l'un des deux fils du premier ministre. La mise en ligne presque quotidienne sur les réseaux sociaux d'enregistrements où des millions de Turcs stupéfaits pouvaient entendre le leader de l'AKP intervenir directement sur le montant de pots-de-vin et les licenciements de journalistes trop critiques ou demander à Bilal de cacher les millions d'euros et de dollars en liquide entreposés à son domicile (2) n'a guère eu plus d'effet. « Nous sommes en train de devenir de plus en plus un pays du Moyen-Orient où la corruption - et, en particulier, celle des dirigeants politiques et de leur famille - est considérée comme quelque chose de courant, voire de normal », se lamente dans un éditorial du quotidien Radikal Cengiz Candar, écrivain et essayiste libéral.
« Le peuple a déjoué les plans sournois et les pièges immoraux ; ceux qui ont attaqué la Turquie en paieront le prix et nous les traquerons dans tous leurs repaires », a lancé au soir de sa victoire électorale un Recep Tayyip Erdogan qui parlait depuis le balcon du siège de l'AKP à Ankara devant des milliers de ses partisans en liesse. Ce discours aux accents « poutiniens » visait au premier chef la confrérie islamiste d'inspiration soufie de Fethullah Gülen (3), imam septuagénaire réfugié depuis 1999 à Saylorsburg (en Pennsylvanie), qui fut longtemps son allié avant de devenir, dernièrement, son plus implacable adversaire. Il s'agit à la fois d'un conflit de pouvoir et d'une rivalité personnelle. Sur le fond, en effet, rien ne sépare vraiment ces deux forces qui se réfèrent toutes deux à un islam modéré, même si les « gülenistes » sont plus tournés vers l'Occident - et, spécialement, vers les États-Unis - que leurs ex-alliés. Le mouvement Milli Görüs (la Voie nationale) (4) dont est issu le Refah de Necmettin Erbakan (le mentor politique d'Erdogan) et qui fut interdit par la Cour constitutionnelle en 1998, puis l'AKP ont toujours privilégié la voie politique et la conquête du pouvoir. La confrérie de Gülen, elle, a misé sur le travail au sein de la société, sur l'« islam éducatif », sur le contrôle des médias mais, aussi, sur l'infiltration dans les rouages de l'État, en particulier la justice et la police. « Engouffrez-vous dans les artères du système sans vous faire remarquer jusqu'à atteindre les centres de pouvoir », clamait le hocaeffendi (le maître respecté) en s'adressant à ses fidèles dans une vidéo rendue publique en 1999. À son arrivée au pouvoir en 2002, l'AKP avait besoin de cadres. Il s'appuya sur les réseaux de Gülen. Ces juges et policiers menèrent alors, de façon très controversée, des enquêtes marquées par de multiples irrégularités contre de nombreux militaires et autres opposants accusés de comploter contre l'AKP (5). Erdogan se sentit menacé dans son pouvoir. Dénonçant un « État parallèle » et un « gang criminel », le premier ministre, a lancé de vastes purges dans la justice et la police et muté des milliers de fonctionnaires afin de mettre au pas ce qu'il appelle l'« empire de la peur ».
Aujourd'hui, ce sont deux Turquie qui se font face, avec des visions du monde de plus en plus opposées. D'un côté, celle de l'AKP, forte du soutien d'une opinion majoritairement conservatrice et du bilan d'une décennie de succès économiques. De l'autre, celle des laïcs, dont le CHP (Parti républicain du peuple) demeure le porte-drapeau, qui s'inquiète de l'islamisation de la république et des dérives autoritaires toujours plus évidentes d'un premier ministre qui n'a pas hésité, ces derniers mois, à mettre sous tutelle la justice (6), à élargir les pouvoirs des services secrets (7) et à instaurer une législation liberticide sur Internet. Autant d'initiatives dénoncées par les ONG de défense des droits de l'homme comme par Bruxelles, où l'image de celui qui fut le symbole du « miracle turc » (mélange habile d'islam, de démocratie et de dynamisme économique sur fond de processus d'adhésion à l'Union européenne) est désormais fracassée. Mais, à l'intérieur du pays, Erdogan est en position de force et compte bien pousser son avantage. Le point d'orgue de cette dérive autoritaire pourrait avoir lieu début août, avec son élection à la présidence de la République (la première au suffrage universel), à condition toutefois qu'il ait réussi entre-temps à changer la Constitution afin de renforcer les prérogatives du chef de l'État, pour l'instant très limitées. Pour y parvenir, il a besoin d'être appuyé par une majorité des deux tiers au Parlement (qu'il n'a pas) ou d'organiser un référendum, consultation très difficile à réaliser vu les délais et risquée. Il pourrait donc être tenté de présenter à nouveau sa candidature au poste de premier ministre (bien qu'il ait promis de ne pas effectuer plus de trois mandats à ce poste) lors des législatives de 2015 ou même avant - s'il décide d'en anticiper la date pour profiter de l'élan des municipales.
Une reprise de la contestation pourrait bouleverser cet agenda, car 55 % des Turcs n'ont pas voté pour Erdogan et lui sont clairement hostiles. Ils constituent une galaxie hétéroclite qui ne peut s'unir sur un projet politique commun mais dont la capacité d'obstruction peut réserver des surprises : outre le CHP, on retrouve au sein de cette opposition des partis aussi variés que les ultra-nationalistes du MHP (Parti d'action nationaliste) qui ont remporté 15 % des voix aux municipales et, surtout, les Kurdes du BDP (Mouvement pour une société démocratique), qui ont triomphé dans les régions du Sud-Est où les Kurdes sont majoritaires, recueillant jusqu'à 60 % des voix à Diyarbakir, la capitale régionale.
Pour Politique Internationale, Kemal Kilicdaroglu a accepté de dévoiler sa vision de la Turquie et la façon dont il entend jouer, dans les années à venir, son rôle de chef du premier parti d'opposition du pays.
M. S.
Marc Semo - Monsieur Kilicdaroglu, la corruption est-elle devenue un véritable système de pouvoir en Turquie ?
Kemal Kilicdaroglu - Jamais dans la période républicaine un gouvernement n'a aussi ouvertement volé son peuple. Les sommes détournées sous la forme de divers pots-de-vin et autres commissions occultes par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, par ses ministres et par les hommes d'affaires de leur entourage dépassent sans doute largement ce qu'ont révélé jusqu'ici les enquêtes anti-corruption visant plusieurs hauts dirigeants de l'AKP - des enquêtes qui, depuis leur ouverture le 17 décembre, ont provoqué la démission de quatre ministres ainsi qu'un vaste remaniement. Ces investigations doivent impérativement pouvoir être menées à leur terme. Or, au lieu de répondre aux interrogations légitimes liées aux très graves éléments de preuve déjà rendus publics, le premier ministre - qui est directement mis en cause - fait tout pour bloquer le travail des enquêteurs, n'hésitant pas à organiser des purges dans la police et à muter les magistrats gênants (8). Tout cela montre bien que la corruption est, effectivement, un véritable système de pouvoir. En témoigne aussi le fait que la réglementation sur les marchés publics et les appels d'offres adoptée dans le cadre des négociations avec l'Union européenne a déjà été amendée quelque 146 fois pour laisser les mains libres à M. Erdogan et à ses proches (9). En outre, les appels d'offres les plus importants sont traités hors de cette réglementation pourtant déjà minimale. Aujourd'hui, les institutions de l'État ne fonctionnent pas - ou, plus précisément, elles attendent les paroles qui tombent de la bouche de Recep Tayyip Erdogan.
M. S. - Vous l'avez surnommé « bascalan » (le premier des voleurs) - un jeu de mots avec « basbakan » (premier ministre) qui a eu beaucoup de succès...
K. K. - Je n'en suis pas surpris. Cette qualification de « premier des voleurs » correspond malheureusement à ce qu'un nombre croissant de nos concitoyens ressentent. Et ils ont raison. Qui pourrait imaginer une scène comme celle révélée par les transcriptions d'écoutes téléphoniques mises en ligne le 24 février ? Le premier ministre a téléphoné à son fils à huit heures du matin, peu après le début du coup de filet anticorruption lancé le 17 décembre par le parquet d'Istanbul, pour lui demander « ce qu'il y a encore à la maison » et lui ordonner de faire disparaître tout l'argent en liquide - des sommes estimées à des dizaines de millions d'euros et de dollars - qui s'y trouvait !
M. S. - Vous n'avez aucun doute sur ces documents ?
K. K. - Nous les avons fait analyser par des experts et nous sommes certains de leur authenticité. Le parti du premier ministre est toujours majoritaire au Parlement et vient de remporter les municipales mais M. Erdogan n'est plus légitime au vu de la gravité de ces faits. Aucun pays ne peut accepter d'être dirigé par un homme sur lequel pèsent de tels soupçons de corruption.
M. S. - Est-ce une …
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