Les Grands de ce monde s'expriment dans

Une diplomatie engagée

Isabelle Lasserre - Monsieur le Ministre, quelle vision du monde aviez-vous avant de prendre ce poste ? Quelles sont les nobles causes qui vous ont mobilisé, en matière internationale, avant votre entrée au Quai d'Orsay ?
Laurent Fabius - L'un de mes premiers engagements fut en faveur des libertés au Chili, à l'époque du général Pinochet et de Salvador Allende. Attaché aux droits de l'homme, je me suis engagé dans ce combat. Puis j'ai apporté ma pierre, modeste, à la lutte contre l'apartheid. D'abord comme militant, ensuite comme acteur. Entre 1984 et 1986, lorsque j'étais premier ministre, la France fut à l'avant-garde de cette lutte, même si on l'a un peu oublié aujourd'hui. À l'époque, nous avons dû nous bagarrer avec certains de nos alliés, notamment avec Margaret Thatcher qui allait jusqu'à prétendre que l'apartheid « permettait d'empêcher les Noirs de s'entre-tuer » ! Je me souviens, en particulier, d'une conversation avec elle, au 10 Downing Street : grâce au charme réel qui la caractérisait, elle tentait de me convaincre que ce combat mené par la France contre le pouvoir sud-africain - nous voulions un embargo sur le charbon - était mauvais. J'ai aussi pris position, fortement, au moment où en Pologne le « délicieux » général Jaruzelski luttait contre Solidarité... Toujours les droits de la personne humaine et les libertés. Là-dessus, je n'ai pas changé.
I. L. - Quels sont les grands hommes de votre panthéon personnel ?
L. F. - Je commencerai par les plus récents ! Périclès : grand esprit, grande civilisation, grand siècle. Et Cicéron, que j'ai beaucoup fréquenté dans ma jeunesse. Rapprochons-nous des temps actuels. J'aimerais citer dans leur diversité Jaurès, bien sûr, Blum et Gandhi. J'éprouve aussi une grande admiration pour le général de Gaulle, celui du 18 Juin et du discours de Phnom Penh. Et pour Willy Brandt qui a su rapprocher l'Est et l'Ouest et a fait inscrire cette phrase simple sur sa tombe : « J'ai fait mon possible. » J'ai admiré également la vision de François Mitterrand. On a parfois dit qu'il connaissait trop le passé pour s'en écarter lorsque nécessaire. Je ne suis pas d'accord. Ce n'est jamais un handicap de maîtriser l'histoire et la géographie. Mitterrand a su être audacieux dans les affaires européennes.
I. L. - Acceptez-vous l'idée selon laquelle le démantèlement du communisme a été permis par les actions cumulées de Reagan, de Jean-Paul II, de Gorbatchev et des peuples ?
L. F. - À des degrés divers, certainement. Gorbatchev, l'un des hommes les plus détestés par les Russes, a rendu d'immenses services à la paix. En 1985, j'effectuais un voyage officiel en Allemagne de l'Est ; j'avais rendez-vous avec Honecker, secrétaire général du Parti communiste. Je lui demande ce qui se passerait si le Mur tombait. Glacial, il me répond sans hésiter en quatre mots : « Ce sera la guerre. » Le Mur est tombé, et pourtant il n'y a pas eu de guerre. On le doit largement à Gorbatchev. Ce dernier m'a confié …