Les Grands de ce monde s'expriment dans

De l'inconvénient du court-termisme


Hugh Wheelan - En 2012, vous avez rédigé un rapport pour le compte du gouvernement britannique, qui vous avait demandé d'expliciter la prise en compte, par les gestionnaires d'actifs et les investisseurs, de la compétitivité des entreprises et de l'épargne de long terme. Quels sont, à votre avis, les défauts des approches court-termistes ?
John Kay - Le problème intrinsèque de la gestion d'actifs est que l'horizon de performance - c'est-à-dire le délai qu'on se donne pour juger des résultats des dirigeants - est désormais beaucoup plus réduit que l'horizon de révélation de la valeur - c'est-à-dire la durée nécessaire pour évaluer correctement l'impact des différents événements qui rythment la vie des entreprises sur leurs performances. Conséquence inévitable : les gestionnaires d'actifs se préoccupent plus d'anticiper les évaluations fluctuantes de leurs pairs - ces évaluations ayant un impact immédiat sur la valorisation d'une entreprise - que de maximiser la valeur créée par les structures dans lesquelles ils investissent. Cette approche focalise les relations entre dirigeants d'entreprise et investisseurs sur le processus de rémunération des actionnaires, qui est bien souvent déconnecté des capacités productives réelles.
Pour les entreprises elles-mêmes, cette situation engendre un court-termisme excessif dans trois domaines. Tout d'abord, il est frappant de constater que la Grande-Bretagne et les États-Unis, qui ont développé les marchés de capitaux les plus dynamiques du monde, disposent de ratios d'investissement « physique » rapporté au PIB parmi les plus bas du monde. Les mauvais investissements constituent un deuxième problème, tout aussi important, car ils conduisent à la dépréciation massive d'actifs immatériels. Les activités financières et le secteur pharmaceutique en sont une bonne illustration : depuis une vingtaine d'années, ces deux industries ont vu leur réputation se dégrader fortement auprès de leurs clients. Enfin, les acteurs du marché se préoccupent beaucoup trop des acquisitions et cessions. De très nombreux dirigeants se perçoivent désormais comme des gestionnaires de « méta-fonds », qui achètent et vendent des portefeuilles d'entreprises de la même manière que les gestionnaires de fonds achètent et revendent des portefeuilles d'actions. Mais les coûts de transaction sont beaucoup plus élevés pour les échanges de sociétés que sur les marchés d'actions. De plus, les résultats observables laissent penser que les dirigeants qui s'adonnent à ces pratiques ne sont justement pas très performants dans ce type de gestion de portefeuille. C'est ainsi que ICI et GEC - les deux plus grands groupes industriels britanniques - ont disparu. Leurs dirigeants pensaient - à tort, comme la suite l'a montré - qu'ils pouvaient accroître la valeur pour l'actionnaire par la vente de larges pans des activités qu'ils détenaient et par le rachat d'autres structures. Leurs opérations ont au contraire détruit de la valeur à tous points de vue : pour les actionnaires, pour les employés, mais aussi pour le Royaume-Uni qui a vu disparaître une partie non négligeable de son potentiel industriel.
H. W. - Mais le long terme n'est-il pas constitué de l'addition d'approches de court terme ?
J. K. - Bien entendu, mais prenons une métaphore …