Les Grands de ce monde s'expriment dans

Moyen-Orient : le grand séisme

Lorsqu'il reçoit Politique Internationale, Gilles Kepel vient tout juste de rentrer d'Afrique du Nord. Quelques jours plus tard, il repartira pour une nouvelle destination... Cela fait quarante ans qu'il sillonne le monde musulman, du Maroc à l'Iran, du Golfe à la Turquie. Le bureau parisien dans lequel il nous accueille en donne un aperçu : au milieu des nombreux livres en français ou en langues étrangères, on aperçoit des objets souvenirs, quelques tableaux et même une photo du chercheur serrant la main de Yasser Arafat. Une passion arabe, en quelque sorte. C'est d'ailleurs le titre de son Journal publié l'an passé. Il y raconte les déchirements de cet espace oriental qu'il ausculte en parfait arabophone et apporte un éclairage précieux sur une actualité aussi trouble qu'explosive.
Cette Passion arabe s'accompagne d'une Passion française, parue il y a quelques mois. De janvier 2013 à janvier 2014, accompagné par les équipes de l'Institut Montaigne, Gilles Kepel a parcouru l'Hexagone à la rencontre des Français issus de l'immigration qui se portèrent candidats aux dernières élections législatives. L'ouvrage, sous-titré La voix des cités, questionne les changements à l'oeuvre au sein de la société française et propose une réflexion sur l'interpénétration de l'Afrique du Nord et des banlieues. Pour Gilles Kepel, l'engagement de ces hommes et de ces femmes pourrait aussi représenter une forme de réponse aux dérives djihadistes.
M. G.


Mikaël Guedj - Vous travaillez sur le monde arabe depuis près de quarante ans. L'avez-vous déjà connu dans un tel état d'ébullition ?
Gilles Kepel - Jamais. C'est même plus que cela. Nous sommes en présence d'un phénomène tectonique qui creuse en profondeur toutes les failles régionales que la rente pétrolière avait réussi à colmater.
M. G. - Quelles sont ces failles ?
G. K. - Jusqu'à aujourd'hui, les équilibres du Moyen-Orient étaient issus de la Première Guerre mondiale : d'un côté, les accords Sykes-Picot prévoyaient le démantèlement de l'Empire ottoman ; de l'autre, la déclaration Balfour ouvrait la voie à la création d'un Foyer national juif. Le traité de Lausanne (1) n'avait pas voulu d'un État kurde. Or nous avons désormais un État kurde en gestation. Je pose souvent cette question à mes étudiants : « Comment définit-on un État au Moyen-Orient ? » Réponse : « Un vague territoire dont la capitale est reconnue par les compagnies pétrolières internationales comme un partenaire avec lequel signer un contrat. » En réalité, cela ne suffit pas : les Kurdes, qui sont à cheval sur quatre États, auraient certainement besoin d'une aviation.
Reste que quelque chose est bel et bien en train de se passer. Lorsque le consulat turc de Mossoul a été pris par les djihadistes en juin dernier, le drapeau turc a été remplacé par le drapeau du pseudo-califat. L'épisode prend un relief particulier si l'on se souvient que la république d'Atatürk se voit comme successeur, certes amoindri et laïcisé, du califat ottoman et que le parti AKP, à travers la vision stratégique du premier ministre Davutoglu, avait précisément pour ambition de créer une sorte de néo-ottomanisme ! Bien plus : un califat a été proclamé par Abou Bakr al-Baghdadi à Mossoul, le 29 juin, premier jour du Ramadan...
Nous n'avons aucune idée de ce que seront demain les frontières de la Syrie et de l'Irak. Mais nous constatons que les deux États qui avaient été exclus de cet univers arabe oriental, l'Empire ottoman et l'Empire safavide (2), sont de retour.
M. G. - Dans quelle mesure les mouvements tectoniques que vous évoquez résultent-ils des révolutions arabes ?
G. K. - Ces révolutions ont remis fondamentalement en cause la légitimité des régimes issus de l'indépendance, que cela se soit traduit par une victoire des Frères musulmans suivie par la restauration de l'ordre ancien comme en Égypte, par un compromis comme en Tunisie ou par le chaos comme en Libye. Ce dernier pays voit s'affronter deux États membres du Conseil de coopération du Golfe : les Émirats arabes unis, alliés à l'Arabie saoudite et à l'Égypte, qui soutiennent la coalition anti-Frères musulmans à travers la milice de Zintan alliée au général Haftar ; et le Qatar qui mène la coalition pro-Frères via la milice de Misrata (3). C'est la première fois, à ma connaissance, que deux États du GCC se font la guerre par personnes interposées.
M. G. - Les printemps arabes correspondaient à une aspiration démocratique. Qu'est devenue cette …