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Ukraine : les arrière-pensées de Vladimir Poutine

Depuis l'annexion de la Crimée par la Russie, en mars 2014, rien n'est plus comme avant sur l'échiquier international. Le respect de l'intégrité territoriale des pays européens et l'inviolabilité de leurs frontières (inscrite dans les Accords d'Helsinki de 1975) sont bafoués. Le mémorandum de Budapest de 1994 - en vertu duquel la Russie, la Grande-Bretagne et les États-Unis garantissaient l'intégrité territoriale de l'Ukraine en échange de sa dénucléarisation - est piétiné. La Russie continue de déstabiliser l'Ukraine en aidant plus ou moins ouvertement les insurgés pro-russes à l'Est. Une grande partie de la région du Donbass est occupée par les séparatistes. L'armée ukrainienne a essuyé une lourde défaite fin août 2014 en essayant de les chasser. Le statu quo actuel est fragile.
Pavel Felgengauer est un brillant analyste militaire qui a accompagné l'armée russe sur plusieurs champs de bataille et qui la connaît de l'intérieur. Il était le seul à avoir prédit la guerre russo-géorgienne en 2008. Il est le seul, également, à nous avoir confié, début 2010, le scénario de la guerre russo-ukrainienne qui est en train de se réaliser sous nos yeux (1). L'analyse de la situation militaire qu'il nous livre n'est optimiste ni pour l'Ukraine ni pour l'Europe. La Russie dispose d'un avantage militaire indiscutable sur l'Ukraine et ne craint guère les sanctions européennes. Selon Pavel Felgengauer, le Kremlin continuera de déstabiliser et de dépecer l'Ukraine jusqu'à ce qu'il arrive à installer un régime pro-russe à Kiev.
G. A.



Galia Ackerman - Fin août 2014, l'armée ukrainienne a subi dans le Donbass une défaite indiscutable face à un contingent russe limité venu aider les séparatistes. Comment expliquer cette supériorité écrasante des forces de Moscou ? La raison se trouve-t-elle dans la modernisation de l'armée russe entreprise il y a quelques années ?
Pavel Felgengauer - En bonne partie, oui. Cette réforme avait été planifiée dès le deuxième mandat présidentiel de Vladimir Poutine (2004-2008), mais elle n'a été achevée que sous Dmitri Medvedev (2008-2012), à une époque où les relations avec l'Occident étaient bonnes. Elle est due à un changement radical de la doctrine militaire : la décision fut prise, contre l'avis d'une partie des chefs du complexe militaro-industriel russe, de moderniser les forces armées grâce à l'achat d'armements et de technologies à l'étranger. C'est pour cette raison qu'il était indispensable d'avoir de bonnes relations avec l'Occident.
Aujourd'hui, cette réforme a porté ses fruits. Dans les steppes du Don, l'armée russe a bénéficié d'un avantage tactique décisif : nous possédons des drones, l'Ukraine non. Sous l'ancien ministre de la Défense, Anatoli Serdioukov (en poste de début 2007 à fin 2012), Moscou a acquis des drones israéliens puis une licence qui lui a permis d'en produire en Russie (avec des équipements israéliens). Ce n'est pas un modèle dernier cri, mais il s'agit d'appareils de qualité, utilisés dans plusieurs pays - en particulier au Pakistan. Ces drones ont un rayon d'action de quelques centaines de kilomètres et volent à une altitude de 6 000 mètres. Les Ukrainiens n'arrivent pas à les abattre : les tirs d'artillerie n'atteignent pas cette hauteur. Quant aux missiles, ils ne peuvent pas les atteindre car les drones sont fabriqués dans un matériau qui échappe aux radars. Enfin, les Ukrainiens ont du mal à utiliser des avions de chasse pour abattre les drones car dès que ces avions décollent les Russes tirent aussitôt des missiles depuis leur territoire : ils ont déjà abattu plusieurs appareils ukrainiens.
Les conséquences ont été dramatiques pour l'armée ukrainienne. Jour et nuit, les drones munis de caméras infrarouges transmettaient l'information on line à des unités équipées de systèmes de lance-roquettes multiples. Les tirs précis qui s'ensuivaient détruisaient rapidement une unité ukrainienne après l'autre. Les pertes allaient chaque fois jusqu'à 80 % du personnel au sol. Cela a également eu un effet démoralisateur : les Ukrainiens, avec leurs blindés, sont démunis face à ces attaques. Eux aussi possèdent des systèmes de lance-roquettes, mais en l'absence de drones leur efficacité est très limitée.
G. A. - Voulez-vous dire que les drones russes survolaient impunément le territoire ukrainien ?
P. F. - Bien entendu. Notre aviation n'a pas directement participé aux combats, mais les drones ont joué un rôle énorme.
G. A. - Quand et pourquoi la Russie a-t-elle décidé d'acheter des drones ?
P. F. - La décision d'acheter des drones a été prise en 2009. L'initiative en appartient au général Popovkine, alors vice-ministre de la Défense. Il a tiré les leçons de la guerre …