Bélarus : face à Loukachenko

n° 146 - Hiver 2015

Ales Bialiatski est le président de la principale organisation de défense des droits de l'homme bélarusse (1), Viasna (« Printemps »), toujours active - clandestinement - dans ce pays dictatorial. Inculpé en août 2011 de « fraude fiscale », condamné en décembre 2011 à la suite d'un procès monté de toutes pièces à quatre ans et demi de travail forcé dans un camp de détention au régime sévère, il a bénéficié d'une libération anticipée en juin dernier, après deux ans et demi d'incarcération.
Engagé dès le début des années 1980 dans le mouvement démocratique, ce journaliste et écrivain né en 1962 organise lors de la perestroïka les premières manifestations pour les libertés dans son pays. Cet engagement lui vaut d'être emprisonné une première fois en 1988 - le début d'une longue série d'arrestations et de harcèlements. En 1996, face à la répression déclenchée par le régime du président Alexandre Loukachenko contre les militants de la société civile, Ales Bialiatski crée le Centre de défense des droits de l'homme Viasna, une organisation qui vient en aide aux victimes de la violence politique, observe les élections et milite pour faire connaître dans le monde les conditions de la répression au Bélarus. En 2003, comme des centaines d'autres associations, Viasna est liquidée sous le coup d'une décision de justice et, après plusieurs tentatives infructueuses de se faire ré-enregistrer, décide de continuer ses actions dans l'illégalité.
En 2007, Ales Bialiatski est élu vice-président de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), devenant le premier représentant de l'un des ex-pays communistes d'Europe à occuper une telle fonction. En tant que tel, il effectue des missions d'enquête en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan, au Kirghizstan, en Géorgie, en Arménie, mais aussi à Cuba, en Égypte et dans la Tunisie post-révolutionnaire. Pour son action, il a obtenu plusieurs prix prestigieux, dont le prix Vaclav Havel du Conseil de l'Europe (2013), et a été deux fois nominé pour le prix Nobel de la paix (2011 et 2013).
On aurait tort de considérer que la libération anticipée d'Ales Bialiatski marque une libéralisation du régime de Loukachenko : le pays reste plongé dans une répression qui touche tous les aspects de la vie politique, économique, culturelle et sociale.
Oscillant entre un partenariat étroit avec Moscou et de timides ouvertures diplomatiques vers l'Ouest, le régime s'est vu confronté depuis 2011 à une série de sanctions occidentales (gel d'importants avoirs financiers et économiques, interdiction de visa européen et nord-américain visant 201 responsables politiques, économiques et judiciaires, ainsi que 18 organismes divers). La communauté internationale proteste ainsi contre la violente répression qui a suivi l'élection présidentielle de décembre 2010 et les arrestations continues d'opposants au régime.
La situation géopolitique du Bélarus, entre l'Union européenne et la Russie, n'est pas sans rappeler sa voisine du Sud, l'Ukraine, les ressources en moins. Ce n'est pas un hasard si les premières discussions entre Petro Porochenko, le président ukrainien, et le dirigeant russe Vladimir Poutine ont eu lieu à Minsk, en présence de Catherine Ashton, haute représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et sous l'égide de l'omnipotent Alexandre Loukachenko... À l'heure où l'on est tenté, dans les chancelleries occidentales, de voir dans le dictateur de Minsk un intermédiaire précieux pour un règlement pacifique du conflit russo-ukrainien, Ales Bialiatski rappelle dans cet entretien exclusif - sa première interview de fond depuis sa libération - que son pays demeure, selon la formule consacrée, la « dernière dictature d'Europe »...
R. D.


Robert Dalais - Le Bélarus est fort peu connu en France et à l'étranger en général. Or il s'agit d'un pays situé au coeur de l'Europe, aux frontières de l'UE (2). Comment expliquer ce phénomène ?
Ales Bialiatski - Il est vrai que, au vu de la situation géographique de notre pays, qui se trouve à l'intersection des routes Est-Ouest et mer Baltique-mer du Nord, celui-ci pourrait susciter davantage l'attention de l'Occident ! L'explication de cette méconnaissance est, à mon sens, double. Premièrement, pour l'Ouest, notre région s'est longtemps résumée à l'immense Russie, et les États indépendants apparus après la chute de l'URSS en 1991 sont restés, en quelque sorte, « en dessous du radar », en dépit du fait que la population totale des ex-républiques soviétiques situées en Europe avoisine les 70 millions d'habitants (3).
Deuxièmement, le Bélarus ne fait rien pour être perçu comme un État européen. Les autorités de Minsk n'ont aucune vision européenne de l'avenir du pays. Elles emprisonnent littéralement le Bélarus dans l'espace autoritaire post-soviétique. Ce qui ne les empêche pas, quand elles traitent avec les démocraties occidentales, de faire mine de louvoyer entre la Russie et l'Union européenne. C'est cette illusion qui leur permettait d'obtenir à la fois des prix préférentiels pour le gaz et le pétrole de la part de Poutine... et des crédits de la part des institutions financières européennes et du FMI. En réalité, la dépendance de Minsk envers Moscou est totale - et cela, depuis des années. Les autres partenaires stratégiques du régime bélarusse sont, eux aussi, des pays que l'on aurait du mal à qualifier de totalement démocratiques : la Chine, le Venezuela, Cuba, l'Azerbaïdjan... Du temps de Kadhafi et de Saddam Hussein, Loukachenko entretenait également des liens privilégiés avec la Libye et l'Irak.
En revanche, la société civile démocratique bélarusse est clairement pro-européenne. Jusqu'à l'occupation du Bélarus actuel par l'Empire russe à la fin du XVIIIe siècle, notre pays faisait partie intégrante de l'histoire européenne (4). Sa culture et ses valeurs ancestrales l'attestent. Cette société civile souhaite le rétablissement de la démocratie dans le pays, la préservation de l'indépendance, le rapprochement avec l'Europe et, un jour, l'intégration dans l'UE.
J'aimerais que les responsables de Bruxelles se rendent compte de cette simple réalité : à la frontière de l'Union européenne, juste devant la gigantesque Russie, il existe un peuple qui n'appartient pas à la Russie et qui possède ses propres intérêts. Le Bélarus est tiraillé entre deux voies civilisationnelles très différentes. Et la voie que notre pays empruntera dépend largement des actions de l'UE à l'égard du Bélarus et de son peuple.
R. D. - Comment peut-on définir le régime du président Loukachenko ? Dernier vestige de l'URSS (on le constate quand on regarde les symboles utilisés) ? Dictature d'un parti unique ? Tyrannie personnelle ?
A. B. - Il s'agit d'un régime extrêmement autoritaire fondé sur la soumission de toutes les branches du pouvoir à un seul homme. C'est incontestablement une dictature. L'apparition, la consolidation et la longue …

Sommaire

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Bélarus : face à Loukachenko

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